Des victimes de la grenade GLI-F4 - dont une journaliste de Reporterre - lancent une procédure judiciaire

mercredi 24 octobre 2018
par  onvaulxmieuxqueca
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Source : Reporterre

Des victimes de la grenade GLI-F4 - dont une journaliste de Reporterre - lancent une procédure judiciaire

22 octobre 2018 / Nicolas de la Casinière (Reporterre)
Ce lundi 22 octobre, cinq personnes, dont une journaliste de Reporterre, blessées lors de l’évacuation de la Zad de Notre-Dame-des-Landes demandent au tribunal administratif de Nantes de nommer des experts. L’enjeu : déterminer le lien de cause à effet entre les grenades explosives et leurs blessures. Cette étape est un préalable à une action juridique contre l’État.

• Nantes (Loire-Atlantique), correspondance

Ce pourrait être le début d’un procès de l’État grenadier.

L’acharnement et la férocité des gendarmes contre la Zad de Notre-Dame-des-Landes au printemps dernier vaudront-elles condamnation de l’État ? Une procédure lancée ce lundi 22 octobre entend lever le voile sur les conditions d’utilisation de ces grenades explosives à effet de souffle qui ont blessé manifestants et journalistes lors des opérations « d’évacuation » de la Zad.

Spécialement visée, la GLI-F4, nommée « grenade lacrymogène instantanée » modèle F4. Mal nommée, car elle est très peu lacrymogène et surtout explosive et assourdissante, ouvrant des cratères de vingt à quarante bons centimètres au lieu de sa déflagration dans la terre, comme on a pu le constater dans les champs de la Zad.

C’est la dernière arme répressive de l’attirail avant le recours à l’arme à feu, selon la doctrine du maintien de l’ordre.

Depuis le retrait, définitif en 2017, de la grenade F1, qui a tué Rémi Fraisse à Sivens trois ans plus tôt, cette GLI-F4 est la grenade la plus puissante de la panoplie des gendarmes mobiles. Elle contient une charge explosive de 25 g de tolite, ou trinitrotoluène, alias TNT.

Première étape judiciaire : des référés expertises

Ce lundi 22 octobre sont déposés au tribunal administratif de Nantes cinq « requêtes en référés expertises » lancés par cinq blessés — dont deux journalistes — par ce type de grenade en avril 2018, lors des opérations de gendarmes mobiles visant à détruire une partie des cabanes de la Zad et à en déloger ses occupants.

À ce stade, les magistrats administratifs peuvent considérer que la relation de cause à effet n’est pas prouvée, et qu’il faudra établir si ces blessures sont bien liées à ces grenades.

D’où la demande d’une expertise, première étape avant le recours devant ce même tribunal administratif, pour préjudices civils.

La voie de la justice administrative a été choisie car elle permet de viser l’Etat, responsable du maintien de l’ordre et donc des blessures, des préjudices corporels et psychologiques, et d’un éventuel usage disproportionné de la force. La procédure a en outre plus de chances d’aboutir qu’une plainte contre X. « Il ne s’agit pas de faire condamner le petit gendarme qui a lancé la grenade, mais de faire reconnaître la responsabilité de l’État, via le ministère de l’Intérieur et la préfecture », explique Me Aïnoha Pascual, une des deux avocates qui défendent les cinq dossiers.

La demande est portée par Marie Astier, journaliste à Reporterre, Cyril Zannettacci, photographe pour le quotidien Libération, Jean, Corentin et Hortense, étudiants, maraîchers, cuisiniers et jeunes parents.

Si leur demande est acceptée, des experts détermineront si les blessures sont bien dues à des explosions de GLI-F4 lancées par des gendarmes mobiles, si ces grenades ont été lancées selon les règles d’usage en vigueur, et évalueront les préjudices, conséquences et séquelles de ces blessures : stress post-traumatique, crises d’angoisses, troubles du sommeil, hypersensibilité au bruit, incapacité professionnelle, etc.

Des éclats de métal incrustés à vie

Pour chacun des cinq requérants, les blessures sont diverses mais toutes violentes : deux orteils atteints obligeant à installer une prothèse d’ongles, des chairs arrachées, des éclats de métal de grenades définitivement sous la peau, sous un genou, des fractures, des brûlures au troisième degré qui ont obligé à procéder à des greffes de peau…

Les préjudices peuvent être évalués au regard des dépenses de santé futures, des incidences professionnelles y compris des incapacités influant sur des perspectives professionnelles considérées du point de vue financier. Mais aussi en évaluant ce que les juristes nomment des préjudices extrapatrimoniaux, déficits fonctionnels, préjudices esthétiques, préjudices d’agrément (activité sportive, etc.)

La demande d’expertise étant lancée en référé, procédure dite d’urgence, elle appelle une réponse rapide : « En gros, dans un délai d’un mois. Ensuite, la nomination d’experts peut prendre un délai plus long, dit Me Aïnoha Pascual. Le tribunal peut désigner un collège d’experts. D’abord en balistique, pour dire si les blessures ont bien été causées par cette grenade. Mais aussi des experts médicaux, pour évaluer les préjudices physiques. »

Si les plaignants ne disposent pas de vidéo du moment précis de leur blessure, ils versent au dossier plusieurs témoignages des médecins qui sont intervenus en permanence sur les lieux, et de témoins présents à leurs côtés sur le terrain, ainsi que des certificats médicaux.

Selon le mensuel de la gendarmerie L’Essor, les gendarmes mobiles auraient en onze jours tiré 11.000 grenades, dont 3.000 GLI-F4, une quantité apparemment sans précédent pour une offensive militaire contre des civils en France.

Des règles d’usage strictement confidentielles

« Selon de nombreux témoignages, ces grenades excessivement dangereuses étaient lancées de manière anarchique, souvent sans que les gendarmes aient la moindre visibilité sur leurs “cibles” et au-delà de toute proportionnalité vis-à-vis de la “menace” à laquelle la préfecture prétendait répondre », rappellent les avocates dans leur demande de référé. Ainsi, Cyril Zanettacci a été percuté d’une grenade au pied alors qu’il s’était justement éloigné de la zone d’affrontements.

Il va encore chez le kinésithérapeute six mois après. Notre journaliste Marie Astier tentait également de se mettre à l’abri après une salve de gaz lacrymogènes empêchant les gendarmes de distinguer où ils lançaient leurs grenades.

Ces utilisations sont-elles réglementaires ?

« Le problème, souligne Me Pascual, c’est qu’on ne peut pas consulter les instructions relatives à l’usage de cette grenade, ces documents étant confidentiels. »
On en connaît l’existence de manière incidente, par le rapport du Défenseur des droits sur « Le maintien de l’ordre au regard des règles de déontologie » rendu en décembre 2017.

Ce rapport expose que les règles d’usage de la grenade GLI-F4 « présentant une telle dangerosité, eu égard à sa composition » auraient été encadrées par deux instructions du 27 juillet et du 2 août 2017 des Directions générales de la police et de la gendarmerie nationales [1].

« J’ai demandé copie de ces instructions le 3 septembre à l’IGGN [Inspection générale de la gendarmerie nationale] pour qu’on me les transmette, ajoute l’avocate.

Voici ce qu’on m’a répondu le 14 septembre : documents réservés à diffusion interne, demande transmise à la direction générale de la gendarmerie. »

Qui n’a pas encore répondu.

Dès lors, il y a plusieurs possibilités : soit ces règles d’emploi sont transmises aux avocates, soit celles-ci devront saisir la Cada (Commission d’accès aux documents administratifs), soit le collège d’experts s’en chargera et les versera au dossier.

Mais en l’absence de ce code d’usage, il est impossible d’apprécier si les lancers de grenades ont été conformes aux règles édictées par la hiérarchie.

Capacités mutilantes, voire mortelles

Pourtant, police et gendarmerie reconnaissent officiellement la dangerosité « de l’emploi d’une substance explosive créant l’effet de souffle », comme le note explicitement le « Rapport relatif à l’emploi des munitions en opération de maintien de l’ordre », publié par le ministère de l’Intérieur le 13 novembre 2014.

On lit dans ce rapport officiel que « les dispositifs à effet de souffle produit par une substance explosive ou déflagrante sont susceptibles de mutiler ou de blesser mortellement un individu, tandis que ceux à effet sonore intense peuvent provoquer des lésions irréversibles de l’ouïe (pour avoir un effet efficace, une intensité sonore de 160 dB mesurée à un mètre est requise) ».

Citée par ce même rapport, une circulaire de gendarmerie (no 200.000 DOE/SDOPP du 22 juillet 2011) précise aussi à propos de ces grenades explosives accessoirement lacrymogènes que « l’effet explosif produit un éclair et une onde de choc (effet de souffle) qui peuvent se révéler dangereux (effet de panique ou lésion possible du tympan) ».

Ces grenades GLI-F4 peuvent effectivement occasionner des lésions auditives, en raison de la puissance de leur détonation (165 décibels). Les acouphènes, tympans atteints et pertes auditives ne sont pas répertoriés.

Le site du fabricant, la société Alsetex, basée en Mayenne, était plus explicite jusqu’en 2005 quand le rachat par Lacroix-Ruggieri industrie l’a vidée des données techniques sur ses produits.

Avant 2005, on pouvait lire que la grenade GLI-F4 garantissait un effet « intense, psychologique et agressif » de blast sonore de 165 décibels dans un rayon de 5 mètres.

Une valeur à rapprocher du volume sonore critique au travail de 140 dB édicté par l’INRS (l’Institut national de recherche et de sécurité pour la prévention des accidents du travail et des maladies professionnelles).

Et ces 140 dB tiennent compte de l’atténuation via des protecteurs individuels contre le bruit, bouchons d’oreille ou casque antibruit de type serre-tête.

Les grenades de désencerclement, dites DMP (dispositif manuel de protection), sont créditées par le même fabricant d’une intensité sonore de 145 dB.


DES PRÉCÉDENTS : PIEDS ET MAINS ARRACHÉS

• En janvier 2001, les sapeurs pompiers manifestent à Lille (Nord) et s’affrontent aux CRS. Édouard Walczak ramasse une GLI-F4, qu’il a confondue avec une simple lacrymo. L’explosion lui arrache la main.

• En janvier 2009, un participant à une manifestation à Saint-Nazaire (Loire-Atlantique) contre la réforme des retraites a été atteint au pied par une GLI-F4, mutilé à vie, reconnu invalide à 75 %.

• En octobre 2013, sur une route nationale du Finistère, lors d’une manifestation des Bonnets rouges contre les portiques écotaxe, Mickaël Cueff confond lui aussi une GLI-F4 avec une lacrymogène. En voulant la relancer, il a la main arrachée.

• En août 2017, à Bure (Meuse), un manifestant, Robin, est lui aussi gravement touché au pied par l’explosion d’une GLI-F4 . « Mon pied a été creusé de 2 cm jusqu’à 3 cm de profondeur sur une surface de 10 cm sur 13 cm. Les os fracturés ou pulvérisés ont été réparés avec des prothèses, des broches et du ciment », a-t-il témoigné.

• En juin 2018, après qu’un manifestant à Notre-Dame-des-Landes, Maxime Peugeot, a eu la main arrachée nette par une grenade GLI-F4, l’Etat a annoncé s’orienter vers un abandon de l’usage de cette grenade. En tous cas, en ne passant pas de nouvelle commande. Ce qui n’est pas très rassurant, la dernière commande laissant une dotation importante à disposition des gendarmes mobiles, jusqu’à épuisement des stocks.

La GLI-F4 serait donc remplacée à terme par une grenade déjà utilisée, la GM2L, 10 g de poudre lacrymogène pure, 7 g d’explosif, soit de quoi maintenir un effet sonore assourdissant équivalent, évalué à 160 dB à 5 mètres. Dans le jargon des gendarmes, cette grenade se substituant à la GLI-F4 ne produirait plus d’« effet brisant » ni d’« éclat vulnérant ».

Ce matériel de maintien de l’ordre est classé dans la catégorie A2 des « armes relevant des matériels de guerre », incluant notamment les « bombes, torpilles, mines, missiles, grenades, engins incendiaires » par la loi sur la sécurité intérieure de 2013.

Créée au moment de la guerre d’Algérie, l’Acat (Action des chrétiens pour l’abolition de la torture) souligne en mars 2016 dans le rapport « L’ordre et la force », que cette grenade GLI-F4 est réputée mortelle du propre aveu de la police et de la gendarmerie et que « la France est le seul pays européen à utiliser des munitions explosives en opération de maintien de l’ordre ». Une exception culturelle de la répression dont on se passerait bien.
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