Mouvements (2005). Entretien avec Karol Modzelewski, De l’autogestion ouvrière au mythe de Solidarnosc

mercredi 1er mai 2019
par  onvaulxmieuxqueca
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Source : Mouvements

• De l’autogestion ouvrière au mythe de Solidarnosc

• Entretien avec Karol Modzelewski
• Jean-Paul Gaudillière, Irène Jami, Mathias Richter et Inka Thunecke
• Dans Mouvements 2005/1 (no 37), pages 109 à 118

1Historien, spécialiste du Moyen Âge, Karol Modzelewski est plus connu en France pour son rôle dans l’opposition au stalinisme en Pologne.

Participant actif des événements de 1956, il rédige, en 1965, avec Jacek Kuron (lequel est brusquement décédé cet été), une Lettre ouverte au Parti ouvrier polonais qui eut un certain écho car elle offrait une critique radicale du système d’un point de vue socialiste, anticipant ainsi sur les revendications du « Printemps de Prague » et des étudiants de 1968.

Dans les années soixante-dix, Karol Modzelewski est proche des responsables du Kor, le comité de solidarité avec les ouvriers qui incarne le rapprochement entre syndicalisme et défense des droits de l’homme.

À partir de l’été 1980, il est l’une des figures marquantes de Solidarité.

Il en invente le nom et contribue à la rédaction du programme de « République autogérée ».

Il est de nouveau arrêté avec la proclamation de l’état de guerre en 1981.

À sa libération, il prend rapidement ses distances avec ce qu’est devenu « Solidarnosc  ».

Son itinéraire en fait un témoin privilégié de l’échec du socialisme démocratique en Europe centrale ainsi que des effets contradictoires de la transition d’après 1989.

2 M. : Monsieur Modzelewski, vous êtes à l’origine du nom « Solidarnosc » donné au syndicat indépendant en Pologne. Vous avez d’ailleurs dit que Solidarnosc était une partie essentielle de votre biographie, mais aussi que vous en aviez en quelque sorte un peu honte. De quoi avez-vous honte exactement ?

3 Karol Modzelewski : Solidarnosc est devenu un mythe.

Et grâce à ce mythe, il n’y a pas eu de réelle résistance sociale au moment où la Pologne a subi, dans les années quatre-vingt-dix, une « thérapie de choc » qui a catapulté le pays dans une forme de capitalisme qui, aujourd’hui, présente des aspects tiers-mondistes dans de nombreux domaines : un capitalisme marqué par un contraste brutal entre pauvreté et richesse. Il n’y a pas réellement de classe moyenne. Une partie considérable du potentiel économique construit sous le régime communiste a fait faillite, ce qui est à l’origine de la crise des couches sociales qui jadis constituaient la base de Solidarnosc.

4 M. : Solidarnosc a donc été victime de son propre succès ?

5 K. M. : Cela dépend. Solidarnosc, en tant que « syndicat de masse » au sens strict du terme, avait déjà cessé d’exister avec les lois martiales.

Seul un rassemblement d’élites au sein d’un cadre organisationnel bien délimité a survécu à l’État d’exception.

Mais Solidarnosc n’était plus un mouvement de masse.

Il ne s’est jamais remis de cet échec.

Ce qui restait de Solidarnosc était de l’ordre du mythe, un mythe qui est resté ancré dans la mémoire collective.

6 M. : Voulez-vous dire par là que les idéaux de Solidarnosc étaient déjà morts en 1989 ?

7 K. M. : Solidarnosc n’avait pas d’idéologie cohérente.

Le syndicat était en quelque sorte l’enfant illégitime du régime communiste, de l’Église catholique et du soulèvement populaire.

Trois parents en même temps, cela fait trop.

Mais les origines socialistes de ce mouvement restaient palpables dans la hiérarchie des valeurs développées spontanément par le mouvement : le principe d’égalitarisme, par exemple, ou encore les ambitions collectives.

Ce qui a été prôné après 1990 n’avait plus rien à voir avec ces valeurs du mouvement ouvrier.

8 M. : C’est en 1956 que vous avez vécu les premières révoltes ouvrières.

9 K. M. : C’est exact, c’était la première fois que j’entrais en contact avec le mouvement ouvrier.
J’avais alors 19 ans et étais étudiant en histoire. Nous avions créé, à l’université de Varsovie, une sorte de comité révolutionnaire à la suite de la déclaration secrète de Khrouchtchev lors du 20e congrès du PCUS, déclaration qui n’avait fait qu’engendrer un élan politique limité vers la déstalinisation en Pologne. Jacek Kuron et Krzysztof Pomian, entre autres, appartenaient à ce groupe.

Pour nous, qui avions été éduqués comme marxistes, ce qu’avait dit Khrouchtchev sur les erreurs commises par Staline – on parlait alors de « déviations » – paraissait trop simpliste.

Il fallait analyser tout cela par rapport au système.

Si de telles erreurs avaient été possibles, cela signifiait qu’il y avait une faille dans le système et qu’il fallait donc le renverser.

Et pour cela, une révolution était nécessaire.
Par qui devait être menée cette révolution ? Par la classe ouvrière bien entendu, comme nous l’avait enseigné Lénine.

10 M. : Comment une position si radicale a-t-elle été accueillie dans les entreprises ?

11 K. M. : Je vous l’accorde, c’était une position plutôt radicale et en même temps pas très concrète. C’est à l’automne 1956 que cela a réellement changé, quand des conseils ouvriers furent créés à l’usine automobile de Zeran (près de Varsovie) et que les ouvriers prirent le contrôle de l’usine.

12 M. : Est-ce à partir de ce moment que l’on a commencé à parler du modèle d’autogestion ouvrière ?

13 K. M. : Tout à fait, ce mouvement de protestation incarnait exactement ce qui nous voulions : la démocratie ouvrière.

Nous avons donc essayé, depuis l’université, d’organiser des réunions dans l’usine. Pour ma part, j’avais été chargé de nouer le contact.

Et quand je suis arrivé à Zeran et que j’ai exposé notre projet à Leszek Gozdzik, porte-parole des ouvriers, il nous a dit, comme dans le Nouveau Testament : « Allez et enseignez ».

À partir de ce moment-là, je n’allais plus à l’université mais me rendais chaque jour à l’usine pour y donner des cours.

Le 19 octobre, alors que je m’apprêtais à franchir la porte de l’usine, j’y rencontrai une foule de gens.

Quelque 3000 ouvriers s’étaient réunis pour un meeting.

La raison de cette manifestation était la session du comité central du PC qui devait aboutir à l’élection d’un nouveau bureau politique.

Lors de cette session Khrouchtchev se présenta à l’improviste avec les maréchaux de l’Armée rouge, en demandant que l’ancienne direction reste au pouvoir.

En même temps pourtant les divisions blindées soviétiques se mirent en marche vers Varsovie. Gozdzik présenta à la foule les noms de nouveaux dirigeants et les blindés qui passaient près de la porte de l’usine, il désigna le maréchal Rokossowski comme responsable de ces préparatifs militaires. Alors, les gens dans la foule ont compris qu’il s’agissait d’une épreuve de force entre Moscou et nous. Vous ne pouvez pas imaginer l’effet psychologique que ça a eu : un état d’esprit insurrectionnel.

14 M. : Une révolution qui n’a pas duré longtemps.

15 K. M. : Tard dans la nuit, des chars en provenance du nord se sont rapprochés de la ville.

Nous voulions les arrêter à un tunnel du chemin de fer.

Nous avions prévu de bloquer le passage sous la voie ferrée avec des camions chargés de sable et de boulons et regorgeant d’essence, et d’y accueillir les chars en brandissant le drapeau polonais et le drapeau rouge tout en chantant l’« Internationale ». Nous nous disions que, s’il s’agissait de soldats polonais, il ne se passerait rien, mais que, s’il s’agissait de soldats soviétiques, la bataille éclaterait.

16 M. : La légende autour de cette révolution raconte que les ouvriers étaient armés. Est-ce vrai ?

17 K. M. : Quelques activistes du Parti tout au plus, qui avaient pris les mitraillettes des gardiens de l’usine.
Mais rien de plus.
Les chars ne sont par ailleurs jamais arrivés. Nous avons pensé à l’époque qu’ils avaient eu peur de nos boulons et cocktails Molotov.

Mais, aujourd’hui, nous savons que la réalité était bien différente. Gomulka avait négocié avec Khrouchtchev et que la même nuit Chou-En-Lai avait informé l’ambassadeur soviétique à Pékin qu’une intervention de l’Armée rouge en Pologne serait nettement et publiquement condamnée par le PC chinois. L’information a été transmise directement à Khrouchtchev lors de son entretien avec Gomulka et la solution pacifique a été trouvée.

18 M. : L’année 1956 a été, surtout pour la Hongrie, un lourd échec. Quelles incidences cela a-t-il eu pour vous ?

19 K. M. : En Pologne, nous n’avons pas vécu l’année 1956 comme un échec. Nous avions le sentiment d’avoir gagné. Nous espérions qu’il s’agissait là d’une amorce vers de futurs changements.

20 M. : L’expérience d’une autogestion ouvrière appartenait pourtant déjà au passé ?

21 K. M. : La normalisation engagée par Gomulka, c’est-à-dire le retour à l’ancien ordre, ne s’est faite que très lentement.
Après les événements en Hongrie, nous éprouvions avant tout du soulagement, puisqu’il n’y avait pas eu d’intervention soviétique.

Le mois d’octobre 1956 a laissé derrière lui des traces : l’indépendance de l’Église, le maintien de la propriété paysanne, et un certain degré d’autonomie de l’université, une autonomie certes limitée mais une avancée non négligeable sous un régime autoritaire.

Les conseils ouvriers ont été légalisés, mais n’avaient dans les faits aucun pouvoir.

Ils furent ensuite, en 1958, intégrés dans un ensemble, avec les conseils syndicaux et les comités d’entreprises du Parti.

C’était la fin de la notion d’« autogestion ».

22 M. : Jacek Kuron et vous avez continué à utiliser à cette notion, et plus tard, vous avez entrepris de la théoriser.

23 K. M. : Tout d’abord, je me suis consacré à mon travail à l’université : l’histoire médiévale. J’étais certes mécontent, mais je souhaitais, dans un premier temps, me tenir à l’écart du monde politique.
Mais cela n’a pas duré longtemps.

Avec Kuron, nous avons organisé un club de discussion, qui a très vite été interdit.

Nous avons gagné les élections aux Jeunesses socialistes à l’université, mais notre champ de manœuvre était assez limité, dans la mesure où tout était contrôlé par le Parti.

Puis, nous avons écrit ensemble un texte anonyme, destiné à la diffusion clandestine, dans les usines et à l’université.

Nous avons été découverts et placés en garde à vue pour la première fois.

Le fonctionnaire qui m’interrogeait me dit alors : « Camarade Modzelewski, votre petite conspiration est tout juste bonne à jeter aux chiottes ».

Et il avait raison.

Ce que nous avions écrit là était à la limite du ridicule.

Mais, au bout de quarante-huit heures, ils nous ont laissé repartir, et Kuron et moi avons décidé de réécrire le texte, cette fois comme « lettre ouverte » au Parti.

24 M. : Cette « lettre ouverte » a ensuite circulé à l’Est et à l’Ouest comme programme pour un autre socialisme, un socialisme démocratique.

25 K. M. : C’était alors la forme la plus radicale de révisionnisme.
« Révisionnisme » est ici utilisé dans le sens d’une révolte contre un régime qui piétinait les valeurs qu’il prônait jusqu’alors et qui niait ainsi ses idéaux.
Au fond, ce que nous avons fait là, c’était de l’hérésie.

Nous combattions l’Église en tant qu’institution au nom de la vérité du Christ.

26 M. : Au-delà de la notion de démocratie ouvrière, il s’agissait aussi, dans cette lettre ouverte, de faire cohabiter la notion de planification économique centrale avec des mécanismes du marché.

27 K. M. : Ces deux éléments étaient centraux. Ils sont également réapparus en 1981 dans le programme de Solidarnosc – et pas à notre initiative.

L’ironie de l’histoire, c’est que c’est précisément Leczek Balcerowicz, l’homme qui, après la chute du mur, a beaucoup travaillé sur la thérapie de choc néolibérale en Pologne, qui a cosigné ce programme en tant que conseiller au programme de réformes pour une économie autogérée.

28 M. : Pensez-vous que l’idée d’une démocratie associée à une gestion économique décentralisée garde aujourd’hui de son intérêt ?

29 K. M. : C’est difficile à dire.

Nous sommes confrontés aujourd’hui à d’autres problèmes.

Le plus gros danger est, selon moi, la dégradation de la démocratie d’une manière générale, qui tourne à vide, puisque les décisions économiques essentielles pour la vie quotidienne sont désormais tranchées, au-delà du cadre national.

Les institutions démocratiques y sont cependant ancrées.

Je pense que la perte de pouvoir des gouvernements nationaux au profit des développements économiques globaux est la cause de la crise qui touche la gauche social-démocrate.

C’est pour cela qu’elle risque également de disparaître.

La gauche a le sentiment qu’on lui vole ses instruments politiques traditionnels.

Du coup, parce qu’elle n’a pas trouvé de meilleure solution, elle s’en remet au courant idéologique dominant, vante les mérites du marché libre et parle ainsi de modernisation.

30 M. : Pensez-vous que l’État peut encore réellement exercer son pouvoir au sein d’un système économique globalisé ?

31 K. M. : Ça devient beaucoup plus compliqué.

On a besoin de nouveaux instruments pour pouvoir faire face au processus de globalisation.

On peut aller, soit vers une fermeture nationale en s’opposant à la globalisation, soit vers une sorte d’État supranational, qui n’existe pas et qui n’est peut-être qu’une utopie.

32 M. : Une Union européenne avec des politiques communes dans les domaines économique et social ?

33 K. M. : Cela relève selon moi de l’utopie.

Je ne vois, du moins pour le moment, aucun élément concret qui permettrait de mettre en œuvre un tel projet.

34 M. : Mais l’Europe a tout de même une tradition d’État social qui lui est propre. Pourquoi penser qu’il n’y a rien à en tirer ?

35 K. M. : L’histoire de l’Europe est beaucoup trop hétérogène, la culture aussi d’ailleurs.

36 M. : Mais il y a tout de même un héritage commun. Les droits de l’homme ont été introduits en Europe avec les valeurs de la révolution française : liberté, égalité, fraternité. Ne pensez-vous pas que quelque chose puisse être créé à partir de ces ressources normatives, afin de trouver des réponses spécifiques aux défis de la globalisation ?

37 K. M. : Les droits de l’homme sont le couronnement de l’individualisme.

38 M. : L’opposition démocratique en Pologne, et plus particulièrement le Kor, a pourtant bel et bien combattu pour la défense des droits de l’homme ?

39 K. M. : Le Kor n’avait aucun dénominateur commun politique, ni même idéologique.

Le toit commun était les droits de l’homme.

Mais on ne se rendait pas compte que la revendication principale, hormis le soutien aux ouvriers opprimés, consistait à mettre en avant les libertés individuelles associées aux droits de l’homme classiques.

C’est ainsi que le Kor a ouvert la voie à l’axiologie libérale.

Je ne parle pas de l’idéologie de marché libérale que nous connaissons aujourd’hui, mais de cette conception de la société qui se fonde sur un ensemble de valeurs qui met la liberté individuelle en exergue.

40 M. : Il y a donc, selon vous, des différences politiques nettes entre le Kor et Solidarnosc ?

41 K. M. : Oui, Solidarnosc était un mouvement de masse auquel toutes les couches de la société polonaise participaient.
Le collectivisme y était beaucoup plus présent que dans le Kor.

42 M. : Mais un collectivisme qui ignore les droits de l’homme, n’est-ce pas une représentation inquiétante ?

43 K. M. : La représentation inverse l’est aussi.
Il s’agit du « droit des gens ».
C’est plus qu’une nuance.

44 M. : Vous insistez donc sur ce que la gauche appelle « les droits sociaux » ?

45 K. M. : C’est plus que cela.

Il s’agit du rapport des individus avec une communauté.

De la même façon que j’ai fait partie de Solidarnosc, Solidarnosc a, d’une certaine façon, fait partie de moi.

De ce collectivisme est né un égalitarisme fondamental et surtout la solidarité.

46 M. : Vous vous référez ici à une conception particulière de la société comme communauté. Mais cette conception n’est aujourd’hui pas reprise par le monde politique.

47 K. M. : C’est effectivement un des problèmes.

48 M. : Est-ce que certaines conceptions de la justice sociale et de la répartition des richesses ne constituent pas des éléments de l’identité européenne ? Sur ce point, nous nous distinguons, par exemple, clairement de la société américaine.

49 K. M. : Oui, peut-être.

Mais, d’un point de vue historique, c’est une conception très récente qui date du keynésianisme.

La redistribution du revenu social, les modèles de négociation sociale et politique, sont tous des éléments qui ne sont pensables que dans le cadre d’une politique interventionniste.

Cette politique n’a cependant pas totalement disparu, en tout cas pas dans les anciens pays de l’Union européenne, où elle a, lors du siècle dernier, eu beaucoup de succès : les inégalités sociales ont tout de même pu être réduites. Si ce n’est plus le but que l’on se fixe, à quoi bon mener une politique économique ?

50 M. : Est-ce tout ce qui est resté de l’idée du socialisme  ?

51 K. M. : En principe, oui. Mais le keynésianisme bat lui aussi en retraite.

52 M. : Qu’est-ce qu’il reste d’autre ?

53 K. M. : Si l’on regarde la situation actuelle, il ne semble pas rester grand-chose de la gauche

Regardez la Pologne.

Les thèmes sociaux politiques brûlants sont repris par les mouvements populistes qui proposent aux gens une rhétorique nationaliste de droite.

54 M. : Revenons à la Pologne des années soixante et aux conséquences de cette « lettre ouverte ». Cette lettre vous a valu plusieurs années de prison.

55 K. M. : Kuron et moi avons été emprisonnés le 19 mars 1965, avant même d’avoir pu distribuer les premiers exemplaires de la lettre.

Le 3 août 1967, après avoir purgé les deux tiers de ma peine, j’ai pu sortir.

En mars 1968, j’ai à nouveau été condamné à trois ans et demi de prison, jusqu’au 18 septembre 1971.

Et le lendemain de la loi martiale de Jaruzelski, j’ai été emprisonné deux ans et huit mois, sans procès cette fois.

56 M. : La première fois, vous êtes sorti de prison juste avant les événements de l’année 1968. Comment qualifieriez-vous la situation en Pologne à cette période ?

57 K. M. : Les étudiants qui se révoltaient se sont tout naturellement tournés vers Kuron et moi et nous avons accepté ce rôle de leaders.

Il y avait de nombreux groupuscules à l’université de Varsovie à cette époque, mais ils n’avaient, pour la plupart, que de vagues ambitions politiques.

Cela n’avait rien à voir avec une quelconque utopie, il s’agissait plutôt d’une tentative de réaction face à la situation.

Comme je l’ai déjà évoqué, le mois d’octobre 1956 avait permis aux universités de gagner quelques libertés. Pour les autorités, cela devait agir comme une soupape.

Il fallait laisser s’évacuer un peu de vapeur quand la pression était trop forte.

De ces mouvements de protestation sans but réel était alors né, dans le milieu étudiant, quelque chose qui ressemblait à de l’opposition.

Les tensions sociales montaient, et ce qui était une soupape s’est transformé en menace.

Les autorités se sont alors décidées à abolir les îlots d’autonomie qu’elles avaient laissé à l’intelligentsia après 1956.

Et comme l’intelligentsia et les étudiants les considéraient comme des droits acquis, le conflit était inévitable.

58 M. : C’est une pièce de théâtre qui a déclenché tout ceci.

59 K. M. : La déprogrammation de la pièce de Mickiewicz Les funérailles qui parlait de la révolte estudiantine antitsariste des années 1820 que les Russes avaient réprimée.

Les autorités ne voulaient plus qu’on joue cette pièce car tous les passages antirusses étaient salués par des tonnerres d’applaudissements.

Le 30 janvier 1968 devait avoir lieu la dernière représentation.

La salle était remplie.

Soudain, un groupe d’étudiants a déroulé une banderole sur laquelle il était écrit « Nous exigeons la poursuite du spectacle ! », ce qui est devenu par la suite un mot d’ordre soixante-huitard en Pologne.

Après la représentation, quelque cent cinquante personnes sont descendues dans la rue en scandant : « Indépendance sans censure ».

Cela avait un double sens, dans la mesure où le Parti avait commencé au même moment à jouer la carte nationaliste. Quelques mètres plus loin, nous avons été arrêtés par la milice et trente d’entre nous ont été incarcérés. Le lendemain matin, les premières pétitions contre l’interdiction de l’écrivain polonais Adam Mickiewicz circulaient.

60 M. : Il s’en est suivi une campagne antisémite en Pologne.

61 K. M. : Oui, les médias tenaient des propos incendiaires à l’égard des juifs.

Les causes sont à chercher au sein même du PC.

Deux fractions y étaient représentées : les nationaux d’origine plébéienne, qui venaient de la tradition de la résistance antifasciste en Pologne pendant l’occupation nazie, et les intellectuels qui étaient revenus de l’exil soviétique avec l’Armée rouge et avaient, très vite après la guerre, occupé les positions les plus importantes dans le Parti.

Les nationaux faisaient de la propagande contre les « staliniens juifs » et l’ont utilisée contre le mouvement étudiant en accusant les étudiants d’être manipulés par les anciens staliniens et l’intelligentsia juive.

Dans un pays comme la Pologne, où il y a toujours eu une toile de fond antisémite, cela fonctionnait bien. Cela a permis d’éviter que des citoyens mécontents ne se rallient à la rébellion étudiante.

62 M. : Avez-vous vous-même été touché par cet antisémitisme ?

63 K. M. : Pas vraiment, mais j’étais déjà en prison depuis mars quand les mouvements de protestation des étudiants ont connu leur apogée et été écrasés avec violence.

64 M. : Quelle signification les événements de Prague ont-ils eu pour les étudiants ?

65 K. M. :

Sans le « Printemps de Prague », il n’y aurait certainement pas eu de « Mars 68 » en Pologne.

C’était en quelque sorte une réaction aux événements de Prague.

Le facteur déclencheur de tout cela a été l’expulsion d’Adam Michnik de l’université.

Là, le recteur avait dépassé les bornes. D’autant plus que, pour expulser un étudiant de l’université pour motif politique, la loi exigeait la formation d’un tribunal public constitué de professeurs et de défenseurs.

Ils ont essayé à deux reprises de chasser Michnik et son groupe de cette façon. Mais, à chaque fois, cela avait provoqué protestations et pétitions. Cette fois-là, les étudiants ont lancé un ultimatum au recteur pour qu’il revienne sur sa décision.

Lors de l’assemblée générale, la police a envahi le campus et frappé les étudiants à coup de matraques.

Le lendemain, l’École polytechnique était occupée et la grève déclarée.

La grève s’est très vite propagée dans les autres universités du pays. Personne ne s’y attendait, ni Gomulka, ni nous d’ailleurs.

66 M. : Les mouvements de protestation étudiante à l’Ouest ont-ils joué un rôle ?

67 K. M. : C’est difficile à dire.

Les revendications étaient tout de même assez différentes.

Nous défendions l’autonomie de l’université.
À Prague, il s’agissait de bien plus encore.
Mais le fait que le « Printemps de Prague » coïncide avec les protestations des étudiants en Pologne et les protestations antiautoritaires à l’Ouest n’est pas anodin.

Ce ne sont pas les mots d’ordre qui sont importants, mais plutôt une culture commune de la révolte.

68 M. : Quelles ont été pour vous les incidences de l’entrée des troupes soviétiques à Prague ?

69 K. M. : Comme je l’ai dit, j’étais en prison à ce moment-là.

Et lorsque je suis sorti, je suis resté un certain moment à l’écart du monde politique et me suis concentré sur l’histoire médiévale.

Pour moi, l’expérience d’août soixante-huit à Prague montrait que la doctrine de Brejnev n’était pas un tigre de papier et qu’il fallait modérer les revendications, il fallait, le cas échéant, s’autolimiter pour ne pas s’exposer à la répression.

70 M. : Vous n’avez pas participé aux travaux du Kor, mais quand tout a commencé avec Solidarnosc en 1980, vous avez refait surface dans le monde politique.

71 K. M. : J’avais des contacts avec des gens du Kor, mon ami Jacek Kuron en était la figure de proue, mais pour ma part, je ne me suis pas engagé plus que cela.

Mais vous ne vous imaginez pas l’atmosphère qui régnait quand les grèves sur les chantiers navals de Gdansk ont commencé.

C’était comme une force d’attraction qui vous obligeait à faire un premier pas.

Sur ce chantier est né un véritable esprit républicain.

La peur et l’espoir cohabitaient.

Il était pourtant impensable que les communistes autorisent un syndicat indépendant. Et puis, le miracle s’est produit : ils ont reconnu les syndicats libres locaux. C’était comme une sorte de capitulation inachevée.

J’étais, subitement, à nouveau plongé au milieu de tout cela, prenant part à l’élaboration du statut du syndicat local de Wroclaw.

Mon idée était d’éviter l’affrontement et d’instaurer une sorte d’équilibre de la peur.

Lors d’une réunion à Gdansk, j’ai présenté les arguments suivants : si nous sommes trop faibles, les syndicats se diviseront régionalement, et cela mènera à une guerre civile et supposera l’intervention soviétique.

Nous avons donc besoin d’une organisation rigoureuse à l’échelle nationale, pour résister.

Et puis, j’ai proposé que le syndicat s’appelle « Solidarnosc ». J’avais lu ce mot sur un bulletin de grève fait par les ouvriers du chantier.

Cette proposition a plu à la plupart des délégués et Lech Walesa a alors subitement retourné sa veste, contrairement à l’avis de ses conseillers, qui étaient contre un syndicat national, pour finalement prendre la tête du mouvement.


72 M. : Il y a eu ensuite un programme de réforme économique. À quoi ressemblait-il ?

73 K. M. : Ce programme n’a vu le jour qu’au printemps 1981.

Au début, nous refusions de discuter des questions économiques – avant tout pour prouver que nous ne voulions pas contester le pouvoir au régime.

Notre position était claire : vous gouvernez et nous défendons les travailleurs et la société.

Mais la situation économique du pays se dégradait de jour en jour, et nous avons pris conscience qu’il fallait faire quelque chose.

Finalement, nous étions un corps étranger au système sur lequel on pouvait rejeter la responsabilité d’un tel désastre.

Et du fait que les usines étaient entre nos mains, aucun fonctionnaire ne se risquait à décider quoi que ce soit.

Il ne se passait en effet plus rien, même lorsque nous n’étions pas en grève. Nous devions donc trouver une échappatoire à cette situation pour, d’une part, canaliser le découragement naissant de la population et, d’autre part, compenser l’absence de gestion du système.

Aux mois de mars et avril travaillaient déjà les membres de l’Entente des dix-sept Commissions d’entreprise.

C’était le retour des idées de la réforme de 1956.

En juillet, il fut décidé d’organiser la stratégie de Solidarnosc à un niveau national pour trouver une alternative à l’économie des vitrines vides.

Mais, avec cette décision, nous nous mettions définitivement à dos les autorités.

En effet, l’autogestion ouvrière supposait en principe la fin de la nomenklatura.

Les directeurs d’usines n’étaient plus nommés par le Parti, mais choisi par les ouvriers. C’était la contre-révolution. Les cadres du Parti devenaient très favorables à la loi martiale.

74 M. : L’autogestion a-t-elle réellement fonctionné ?

75 K. M. : Nous n’avons pas eu assez de temps pour l’expérimenter.

Mais je craignais que le chaos économique, qui datait déjà des années précédentes, ait pris de telles proportions, que même Solidarnosc n’aurait pas pu éviter la descente des gens dans la rue quelques mois plus tard.

C’est dans cette mesure que Jaruzelski a probablement vraiment évité une guerre civile.

Mais surtout il agissait sous pression conjointe de Moscou et des cadres du Parti, de la police et de l’armée.

76 M. : Cela signifie que l’autogestion ouvrière n’était pas pour Solidarnosc un modèle de réforme, mais plutôt un instrument de résistance ?

77 K. M. : Oui, il n’y avait pas d’utopie concrète.

Il y avait certaines valeurs, mais elles venaient du monde du socialisme réel, tout comme les hommes et les femmes de Solidarnosc, qui étaient, eux aussi, des enfants du système socialiste.
Ces valeurs ne se traduisaient cependant ni en un programme cohérent, ni en une utopie.

78 M. : On ne réfléchissait pas non plus à une « troisième voie » entre capitalisme et socialisme réel ?

79 K. M. : Cette notion nous était étrangère.
Solidarnosc ne voulait pas restaurer le capitalisme – avant la loi martiale en tout cas. Le mot « socialisme » avait, quant à lui, toujours un écho positif.

La privatisation des entreprises étatiques ne serait alors venue à l’esprit de personne.

La valeur la plus importante pour les gens était l’égalité.

Quand, en 1980, les ouvriers réclamèrent plus d’argent, ils voulaient simplement en avoir autant que les autres.

80 M. : Que restait-il de ces idéaux au moment de la table ronde de Solidarnosc en 1989 ?

81 K. M. : Autour de la table ronde se rencontraient deux élites sans force de frappe.

D’un côté, les généraux et fonctionnaires, derrière lesquels il n’y avait plus de Parti.

De l’autre côté, les représentants de Solidarnosc, qui avaient perdu, avec la loi martiale, son statut de mouvement de masse.

Jaruzelski avait également détruit son propre Parti avec la loi martiale.

Depuis 1981, ce n’était plus le Parti qui gouvernait, mais l’armée à proprement parler.

Au niveau local, les décisions avaient été prises par des officiers en collaboration avec les flics du Parti.

Quand Gorbatchev a fait pression avec sa perestroïka, Jaruzelski a imposé des discussions avec l’opposition et ce, contre la volonté du Parti.

On ne peut donc pas dire que Solidarnosc ait rompu le cou du PC. Jaruzelski s’en est chargé lui-même.

Autour de cette table ronde ne siègeraient que de faux messieurs muscles, qui en réalité n’étaient pas en mesure de se battre.

82 M. : Qu’est-ce que cela signifiait pour les négociations ?

83 K. M. : Imaginez-vous la situation suivante : personne n’est en mesure de gouverner le pays.

Si Jaruzelski démissionne, que se passe-t-il ensuite ?

Une situation économique catastrophique et personne au pouvoir – cela n’aurait été qu’une question de temps avant que n’éclatent les premières grèves organisées par une nouvelle génération d’ouvriers, sur lesquels personne n’avait d’influence.

La table ronde était la seule possibilité de gouverner sans avoir à recourir à la violence, donc sans l’intervention des forces de l’ordre.

84 M. : Comment expliquer que Solidarnosc n’avait plus du tout d’influence ? Il y avait tout de même le mythe, comme vous l’avez dit.

85 K. M. : Solidarnosc s’est réduit à quelques milliers de personnes.

À part une presse clandestine et quelques publications clandestines de livres, il ne s’est pas passé grand chose sous la loi martiale.

L’organisation était détruite, et ce aussi idéologiquement.

Une partie non négligeable des sympathisants a rejoint le club de dissidents anticommunistes.

C’est pour cela que Solidarnosc n’est pas vraiment différent des groupes d’opposition dans les autres pays est-européens, mis à part le fait que nous ayons eu plus de pouvoir.

La base active de la classe ouvrière avait disparu.

Ce qui restait pour les ouvriers, c’était le souvenir d’une lutte pour la liberté dans les années 1980, le mythe et la confiance en ceux qui représentaient encore le nom Solidarnosc.

Les nouveaux jeunes activistes ouvriers, qui ont organisé les grèves de 1988, n’étaient plus les cadres de Solidarnosc, mais se réclamaient du mythe de Solidarnosc et demandaient la légalisation du syndicat défendu.

Ces grèves, beaucoup plus faibles qu’en 1980, n’ont pas jeté les généraux à genoux, mais les ont convaincus qu’il fallait chercher une solution politique commune avec les dépositaires du mythe, pour éviter les crises futures.

86 M. : Quel rôle avez-vous joué lors de la table ronde ?

87 K. M. : Je n’y ai pas participé.

Je soutenais certes ces discussions, mais sincèrement je ne pensais pas que Jaruzelski puisse être réellement prêt à faire des compromis et à battre en retraite.

C’est là que je me suis trompé.

Puis est arrivé le moment des élections libres.

Je les considérais comme une chance de voir la Pologne sortir de la crise économique et politique.
Je me suis présenté comme candidat et c’était – avec le recul – une grosse erreur.

88 M. : Pourquoi ?

89 K. M. : J’avais perdu huit années de ma vie en prison.

Me laisser élire au sénat m’a coûté deux années supplémentaires.

Ce travail m’a donné une certaine expérience, mais le jeu n’en valait finalement pas la chandelle.

90 M. : Quelle est votre plus grosse déception ?

91 K. M. : Nous n’étions, au fond, pas préparés au changement de système.

Il n’y avait pas de programme et nous n’avions plus les instruments politiques pour accompagner, de manière différente, le processus de transformation.

92 M. : Quelles conclusions en tirez-vous personnellement ?

93 K. M. : Je suis heureux de pouvoir aujourd’hui travailler à nouveau dans le calme en tant qu’historien spécialisé dans l’histoire médiévale.

La patrie est libre et peut faire désormais ce qu’elle veut – avec toutes les conséquences que cela engendrera. Comment dit-on déjà ? Si elle fait mal son lit, elle dormira mal. •

Notes
• [*]
Prépublication de Metamorphosen der Utopie - Rückblicke und Ausblicke nach Europa - hrsg. von M. Richter und I. Thunecke Talheimer, Verlag, 2005.Tous droits réservés. L’autorisation de Talheimer s’impose à toute reproduction.

a Lire

Pologne : Karol Modzelewski, mort d’un grand personnage historique.

http://onvaulxmieuxqueca.ouvaton.org/spip.php?article5022


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