Affronter l’incertitude en temps de crise sanitaire mondiale, selon Edgar Morin

mercredi 1er avril 2020
par  onvaulxmieuxqueca
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Source : Presse-toi à gauche (Québec)

Affronter l’incertitude en temps de crise sanitaire mondiale, selon Edgar Morin

mardi 31 mars 2020 / DE : Jean Bernatchez

Edgar Morin, sociologue et homme de gauche, aura 99 ans en juillet. Il est cependant toujours autant sollicité pour apporter un éclairage sur les faits de société. Sur différentes tribunes et grâce à ses publications Twitter (@edgarmorinparis), il livre un message simple en temps de crise sanitaire mondiale. Cette crise doit contribuer à la détoxification de notre mode de vie afin de revenir à l’essentiel : l’amour et la solidarité.
Pour cela, il faut apprendre à affronter l’incertitude.

Jean Bernatchez
Un homme de gauche
Dans un livre-testamenti, Edgar Morin trace son parcours d’homme de gauche ponctué de rencontres avec des intellectuels et des gens d’action, qu’il narre avec détail puisque l’homme tient un journal personnel.ii Fils de Vidal Nahoum, survivant juif de la Saloniqueiii, c’est en apportant une aide aux réfugiés républicains espagnols qu’il s’initie à l’action politique. Communiste, il est un héros de la Résistance française durant la Seconde guerre mondiale.

C’est à ce moment qu’Edgar Nahoum devient Edgar Morin, un nom de clandestinité. Côtoyer la mort l’incite à écrire L’Homme et la mortiv au sortir de la guerre, une œuvre d’une étonnante maturité.

Il déroge à l’orthodoxie du mouvement, aussi il est exclu du parti communiste en 1951, ce qu’il vit comme un deuil cruel.v Son parcours, ensuite, confirme son attachement à une gauche plurielle, mais néanmoins cohérente puisque fondée sur quatre sources : celle de l’individu (l’anarchisme), celle centrée sur la communauté (le communisme), la source centrée sur la société (le socialisme) puis celle centrée sur l’environnement (l’écologisme). Ces sources sont activées par sa pensée humaniste.vi Grâce à son action politique et à ses écrits savants, il élabore une Voievii à la jonction de multiples options réformatrices, « et qui amènera la décomposition de la course folle et suicidaire à la croissance. Pour cela, il faut réapprendre à apprendre, il faut se rééduquer pour pouvoir éduquer » (Ma gauche, p. 23).

Une œuvre complexe

Est complexe ce qui est à la fois multiple et incertain, prétend-t-il.

La complexité est le vecteur de son œuvre savante, traduite dans La Méthodeviii dont le contenu est très bien vulgarisé par Robin Fortinix, un enseignant de philosophie au collégial qui, selon Edgar Morin, a « assumé la mission bien québécoise de brise-glace » en rendant plus accessible son œuvre (Comprendre la complexité, p. xviii).

Autodidacte, audacieux sur les plans de l’épistémologie et de la méthodologie, transdisciplinaire avant que le concept ne soit popularisé, Edgar Morin conçoit que « le chemin se fait en marchant » (inspiré par les mots du poète espagnol Antonio Machado), plutôt que sur des sentiers de connaissance balisés. « Il faut apprendre à naviguer dans un océan d’incertitudes à travers des archipels de certitudes » (Les sept savoirs nécessaires à l’éducation du futur, p. 16).x Sa méthode commande « l’intégration de l’observateur dans l’observation, le retour sur soi pour s’objectiver, se comprendre et se corriger » (Mes démons, p. 101). Son éthique conduit à la tolérance et à la compréhension.

L’Humain se définit selon lui par la triade individu-société-espèce, chacun de ces termes englobant les autres : « les individus ne sont pas seulement dans l’espèce, l’espèce est dans les individus ; les individus ne sont pas seulement dans la société, la société est à l’intérieur des individus en leur imprimant sa culture dès leur naissance » (L’identité humaine, p. 46).xi
Comment vivre en temps de crise

« Les crises aggravent les incertitudes, favorisent les interrogations ; elle peuvent stimuler la recherche de solutions nouvelles comme provoquer des réactions pathologiques ou la désignation d’un bouc émissaire »

(Comprendre le monde qui vient, p. 9).xii Ce propos traduit la dialogique d’Edgar Morin : l’Humain est capable du meilleur comme du pire ; la mondialisation est la meilleure et la pire des choses.

Il faut dépasser ces contradictions.

La complexité suppose une relation entre deux propositions antagonistes et complémentaires. Il faut en outre promouvoir la fraternité ouverte qui reconnaît pleine humanité à l’Autre. La thèse de l’anarcho-communiste Pierre Kropotkine, L’entraide, un facteur de l’évolution,xiii doit être mise en relation avec la thèse évolutionniste de Charles Darwin : « il faut intégrer la vision kropotkienne de l’entraide dans la vision darwinienne de la sélection et associer ces deux notions antinomiques et pourtant indissolublement liées : la coopération et le conflit » (La fraternité, p. 21).

Edgar Morin soutient que la crise sanitaire met en évidence les dérives du modèle économique.

Il faut développer les antidotes pour contrer le virus du néolibéralisme. Cette méga-crise doit engendrer une pensée politique indiquant une nouvelle Voie. Il est sensible au fait que les personnes sur qui tout le monde compte en ce temps de crise sanitaire mondiale (soignantes, infirmières, caissières, etc.) soient les plus basses dans l’échelle des salaires. La hiérarchie sociale des métiers doit être revue, d’autant que le travail de plusieurs des professionnels les mieux rémunérés apparaît inutile lorsque se présente une crise. L’anthropologue anarchiste David Graeber soutient aussi ce problème de l’inutilité de certains métiers et professions avec sa thèse des bullshit jobs.xiv Edgar Morin s’intéresse également aux conséquences du confinement sur les individus et les sociétés.

Le défi d’affronter l’incertitude

La crise sanitaire mondiale produit plusieurs types d’incertitudes, soutient Edgar Morin.

Il y a l’incertitude quant à l’origine du virus. La diplomatie étasunienne, lors d’une rencontre virtuelle du G7 le 25 mars 2020, insiste pour le qualifier de virus de Wuhan, selon un procédé de stigmatisation et de déresponsabilisation caractéristique du gouvernement Trump.

Il y a l’incertitude liée à la gravité de la maladie : les plus jeunes sont-ils asymptomatiques et les plus vieux, tous vulnérables au virus ? Existe aussi l’incertitude quant aux stratégies de lutte contre le virus : la Suède et les Pays-Bas optent pour l’immunité de groupe sans pratiquer le confinement, comme c’est le cas dans les autres pays.

L’incertitude quant aux remèdes et aux vaccins persiste : seront-ils développés en peu de temps ?

Et qu’en est-il de l’efficacité des médicaments existants (les antipaludéens chloroquine et hydroxychloroquine) ? « Les controverses entre scientifiques autour du virus montrent que la science n’est pas un recueil de vérités absolues, mais un lieu de controverses, sans lesquelles elle n’aurait jamais pu progresser »xv soutient l’auteur de Science avec conscience.xvi Il y a aussi l’incertitude quant aux conséquences de la crise et du confinement sur la santé psychologique des personnes, sur leurs relations familiales, sur leurs emplois et leurs revenus. Sur le plan politique, il y a enfin l’incertitude liée aux dérives autoritaires et aux tentations eugéniques. « Si on n’a pas ces multiples sensibilités à l’ambivalence (ou à la contradiction), à la complexité, on est très peu capable de comprendre le sens des événements » (Comprendre le monde qui vient, p. 16).

« Une des grandes leçons de la crise : nous ne pouvons échapper à l’incertitude : nous sommes toujours dans l’incertitude des développements et des conséquences de la crise. Une mission de l’éducation : enseigner à affronter l’incertitude ».xvii C’est un des sept savoirs nécessaires à l’éducation du futur dont Edgar Morin fait la promotion- 30 -
NOTES
1.Edgar Morin (2019), Les souvenirs viennent à ma rencontre, Paris, Fayard.
2.Edgar Morin (2012), Journal (1962-1987) et Journal (1992-2010), Paris, Seuil.
3. Edgar Morin (1989), Vidal et les siens, Paris, Seuil
4.Edgar Morin (2014), L’Homme et la mort, Paris, Seuil.
5. Edgar Morin (2012), Autocritique, Paris, Seuil.
6.Edgar Morin (2013), Ma gauche, Paris, François Bourrin
7.Edgar Morin (2011), La Voie, Paris, Fayard.
8.Edgar Morin (1977 à 2004), La Méthode (6 tomes), Paris, Seuil.
9.Robin Fortin (2008), Penser avec Edgar Morin. Lire La Méthode, Québec, Presses de l’Université Laval ; et Robin Fortin (2005), Comprendre la complexité. Introduction à La Méthode d’Edgar Morin, Québec, Presses de l’Université Laval et Paris, L’Harmattan.
10.Edgar Morin (2000), Les sept savoirs nécessaires à l’éducation du futur, Paris, Seuil.
11.Edgar Morin (2001), L’identité humaine, Paris, Seuil.
12.Edgar Morin (2010), « Comprendre le monde qui vient » dans Edgar Morin et Patrick Viveret, Comment vivre en temps de crise ?, Paris, Bayard.
13.Pierre Kropotkine (2001), L’entraide, un facteur de l’évolution, Montréal, Écosociété.
14.David Graeber (2019), Bullshit jobs, Paris, Les liens qui libèrent.
15. @edgarmorinparis, 26 mars 2020.
16. Edgar Morin (1990), Science avec conscience, Paris, Seuil
17. @edgarmorinparis, 22 mars 2020.


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