Le CHU de Nancy, symbole de la désorganisation managériale de l’hôpital public

mardi 28 avril 2020
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Source Basta

Le CHU de Nancy, symbole de la désorganisation managériale de l’hôpital public

par Franck Dépretz 28 avril 2020

L’hôpital de Nancy est en première ligne face à la pandémie de Covid-19.

Qu’importe : une énième « réorganisation », validée en comité interministériel, prévoit la suppression de 600 postes.

La restructuration a été suspendue, mais pas annulée, et le directeur de l’agence régionale de santé a été remplacé par une autre haut-fonctionnaire à l’origine du plan d’austérité. Ces absurdités managériales vont-elles continuer, demain, à frapper l’hôpital, ses personnels et ses patients ? Enquête.

Tout est parti de quelques mots, des bribes de phrases parues dans la presse locale.

Sept petites lignes. Un tollé national. Christophe Lannelongue, directeur de l’agence régionale de Santé (ARS) du Grand-Est, déclare le 4 avril dans L’Est républicain qu’il n’y a « pas de raison de remettre en cause le Copermo » concernant le Centre hospitalier régional et universitaire (CHRU) de Nancy. Un verbiage technocratique tout ce qu’il y a de plus policé en apparence.

Une phrase, en réalité, d’une violence sociale inouïe pour toutes les soignantes [1] qui se donnent corps et âme pour sauver, au même moment, les 280 patients que compte le service dédié au Covid-19 en plein pic de la pandémie [2]. Derrière l’acronyme Copermo, pour « Comité interministériel de performance et de la modernisation de l’offre de soins », se cache un plan de réorganisation qui prévoit la suppression de 598 postes et 174 lits d’ici 2024.

Créé en décembre 2012, le Copermo a notamment pour but de définir, avec les ARS, « les trajectoires de retour à l’équilibre des établissements en difficulté financière », peut-on lire sur le site du ministère des Solidarités et de la Santé [3].

En août 2018, le Copermo annonce que le CHRU de Nancy est en « quasi-faillite » et risque la « cessation de paiement ».

Comment en est-on arrivé là ?

Poussé par l’État – et ses plans « Hôpital 2007 » et « Hôpital 2012 » – à se « moderniser » dans les années 2000, l’établissement acquiert et construit de nouveaux bâtiments en se tournant, notamment, vers un partenariat public-privé.

Sa dette s’envole de 174 % entre 2008 et 2013.

« Cette tendance à construire des surfaces supplémentaires, tout en conservant celles qu’elles sont censées remplacer, traduit une absence de gestion du patrimoine et une forme de myopie immobilière », note, dès 2010, la Chambre régionale des comptes de Lorraine.

Soigneusement éviter de faire allusion à la casse sociale

En réponse à « cette myopie immobilière », le Copermo propose à l’hôpital de réaliser un nouveau « schéma directeur immobilier ».

La direction de l’établissement, qui n’a jamais refusé une coupe dans ses effectifs ou un plan de « refondation », se lance dans un chantier de 515 millions d’euros qui ne devrait pas être achevé avant 2032.

L’objectif ?

Regrouper les sept sites actuels du CHRU (maternité, centre de soins de long séjour, centre chirurgical...) en un seul et unique site sur le plateau de Brabois situé sur les hauteurs du Grand Nancy, non loin d’une faculté de médecine, d’un technopôle et d’un hippodrome.

La barre du CHRU de Brabois, construite en 1973 sur la commune de Vandœuvre-lès-Nancy, sera détruite pour laisser place à un nouveau bâtiment.

Les activités de l’historique hôpital central, situé au centre-ville, y seront délocalisées. Une activité de consultations et de soins de type ambulatoire sera maintenu dans ses bâtiments.

« La trajectoire restera la même. »

Ce n’est pas une pandémie mondiale qui va enrayer cette mécanique néolibérale parfaitement huilée.

Le directeur de l’ARS – chargé d’assurer « le suivi de la trajectoire et des engagements » du CHRU dans le cadre du Copermo [4] – compte bien poursuivre « la rationalisation des installations » et maintenir « une vision très exigeante ».

En prononçant ces quelques mots, Christophe Lannelongue ne fait qu’employer la bonne vieille méthode prisée par les technocrates et les élus qui portent, depuis des années, ce projet de regroupement des activités et des sites : il évite soigneusement de faire allusion à l’entreprise de casse sociale qui en constitue le cœur. Mais voilà, on est en pleine crise sanitaire. Et au beau milieu d’une campagne municipale à rallonge...

Supprimer des postes pour « récompenser les efforts » des suppressions passées

Le soir-même, à 20h07 très exactement, Laurent Hénart, le président du conseil de surveillance du CHRU, qui est accessoirement candidat à sa réélection à la mairie de Nancy et donné perdant après le premier tour – se charge de rapprocher ces quelques mots des centaines de suppressions de postes et de lits qui accompagnent ce projet de « modernisation ».

« Évoquer de tels chiffres à l’heure où les équipes vont au bout du bout de leur investissement personnel est à la fois déconcertant et indécent », écrit-il dans une lettre cosignée avec le professeur Christian Rabaud, président de la commission médicale d’établissement, et destinée au Premier ministre et au ministre de la Santé [5].

Christophe Lannelongue (ex-directeur de l’ARS Grand Est), Laurent Hénart (maire de Nancy), Bernard Dupont (directeur du CHRU), lors de la pose de la première pierre du bâtiment de biologie médicale et de biopathologie, le 19 janvier 2018 / DR

Si la position du directeur de l’ARS est « indécente », que dire de celle du maire de Nancy ?

Pas plus tard que le 29 janvier, il euphémise et justifie les saignées prévues dans les effectifs : « Il faut replacer les choses dans leur contexte, les suppressions de postes envisagées, c’est 600 sur 12 000 agents » et elles vont permettre « le retour à l’équilibre financier de l’établissement avec une réorganisation intelligente ».

Ce jour-là, le Copermo avalise le projet immobilier du CHRU et Laurent Hénart se dit « très heureux » de cette « bonne nouvelle » qui « vient récompenser les efforts accomplis par tous les personnels ». Ceux-ci apprécieront...

« Les efforts » auxquels le président du Mouvement radical (centre droit) fait allusion, ceux que le Copermo viendrait « récompenser » en approuvant la suppression future de 598 postes et 174 lits, ont précisément été fournis à la suite du précédent « plan de refondation » qui a déjà supprimé...

400 postes et 284 lits en quarante restructurations depuis 2014 !

Entre 2013 et 2018, le plus gros employeur de Meurthe-et-Moselle a vu passer son nombre de lits de 1931 à 1577. Et son nombre d’équivalents temps pleins de 10 193 à 8960 – loin « des 12 000 agents » dont parle M. Hénart.

« Je ne sais pas si vous avez déjà négocié avec Bercy, ça ne se passe pas tout à fait comme ça »

Depuis 2014, année de son élection, Laurent Hénart a toujours accompagné, accepté, félicité ces restructurations.

Fallait-il attendre qu’éclate une crise sanitaire pour qu’il ose affirmer, le 4 avril toujours, que « le Copermo est mort » et qu’il réclame, enfin, « plus de lits » ?

Fallait-il attendre que le personnel hospitalier soit à la limite de l’implosion, que le service Covid soit à la limite de la saturation – avec un taux d’occupation des lits de 96% au pic de la pandémie ?

Fallait-il attendre que les soignantes manquent de surblouses, de lunettes de protection, que des retraités soient appelés en renfort, que des étudiantes soient réquisitionnées pour combler le manque de postes, que des patients soient envoyés par TGV en Nouvelle-Aquitaine pour limiter le manque de lits ?

Qu’ont fait ces élus pour s’opposer aux exigences austéritaires du Copermo, de l’ARS, des ministères de la Santé et de l’Économie ?

« Qu’est-ce qu’on a fait ? Mais on n’a pas arrêté de bosser, mon bon monsieur ! »

Après avoir laissé s’écouler un long silence, Christian Rabaud, le président de la commission médicale d’établissement qui cosigne la lettre avec Laurent Hénart, légèrement vexé par la question que nous lui posons au téléphone, n’a pas de mots assez forts pour qualifier « cet impératif, cette injonction ministérielle », ce « diktat décidé de façon centrale et gouvernementale » que lui-même « essaie de limiter depuis le début », aux côtés du conseil de surveillance et de la direction du CHRU.

« Si j’avais pu obtenir 600 postes, plutôt que de les supprimer, vous pensez bien que je les aurais pris, poursuit ce professeur des universités et praticien hospitalier.

Mais je ne sais pas si vous avez déjà négocié avec Bercy, ça ne se passe pas tout à fait comme ça. On vous dit : "Si vous faites le plan d’économie, on peut vous aider à reconstruire l’hôpital." Vous avez alors deux solutions. Soit vous dites : "Allez vous faire foutre."

Et on vous répond : "Démerdez-vous dans votre déficit, enfoncez-vous, et quand vous n’aurez plus d’argent à la fin du mois pour faire les fiches de paie de vos personnels, vous commencerez à avoir des vraies difficultés à les maintenir, autant dans leur motivation que dans leurs droits."

Soit vous essayez de trouver un élément médian. On est donc entré dans une négociation très forte et c’est comme ça qu’à la fin on est arrivé à une côte qui était la moins mal taillée au vu des injonctions de l’Anap [l’Agence nationale d’appui à la performance des établissements de santé et médico-sociaux]. Mais aucun d’entre nous n’en a été satisfait. »

Bernard Dupont, le directeur du CHRU, et Laurent Hénart, qui ne sont pourtant pas avares en matière de communication ces derniers jours ne donneront aucune suite à nos demandes d’interview.

Les fake news d’un haut fonctionnaire

Plutôt que de caricaturer le revirement du maire de Nancy, la presse locale va jusqu’à saluer l’homme qui « a réagi, s’est démené, s’est posé en rempart ».

Une polémique est née. Qui sera ravivée le lendemain, 5 avril, par... le directeur de l’ARS, Christophe Lannelongue lui-même. « Moi, je fais mon boulot. J’applique ce que le ministère a décidé », déclare-t-il dans une interview à France 3 Grand-Est [6].

En plus de parler du Copermo comme d’un « super » et « magnifique projet », le directeur de l’ARS organise son « suicide médiatique ».

Il crie au complot ! Se prétend « piégé », victime d’un « procès politique », d’une « opération » « montée » par la CGT du CHRU et le journaliste de L’Est républicain qui l’a interviewé. Un mensonge grotesque que personne ne reprendra, et que tout le monde démentira.

Service des urgences du CHRU de Nancy, juin 2019 / CGT CHRU Nancy

Pire, le haut fonctionnaire ose lancer cette saillie à l’adresse « des gens qui sont au chaud comme les responsables de la CGT qu’on n’a pas beaucoup vu sur le terrain. Ce ne sont pas eux qui étaient dans les services de réa. »

Encore un mensonge.

Sophie Perrin-Phan Dinh, la secrétaire de la CGT, ne sait pas si elle doit en rire ou en pleurer.

« Il nous rend responsable de quelque chose alors que nous n’y sommes absolument pour rien. Dommage, d’ailleurs. On aurait bien aimé être à l’origine de l’abandon du Copermo », rit cette infirmière accusée d’être restée « au chaud », alors qu’elle a été affectée au service Covid-19 du CHRU, y a effectué des journées de 12 heures, des semaines de 60 heures, et fait même partie des 204 agentes hospitalières du CHRU de Nancy atteintes du Covid-19.

« Mon médecin traitant m’a arrêté quinze jours, raconte Sophie. Mais le directeur des ressources humaines m’a dit que j’avais droit à huit jours maximum. Ce sont les recommandations nationales pour les soignantes... » Pendant que Sophie trimait et était testée positive au Covid-19, Christophe Lannelongue, lui, était confiné à Paris. Loin du « terrain ».

« Certainement pas le moment d’aller expliquer à ces gens-là qu’ils risquent de perdre 600 emplois »

D’abord locale, l’affaire n’attend même pas le volet « théorie du complot » pour prendre, très vite, une ampleur nationale.

Et inspirer un coup de gueule à un écrivain nancéien lauréat du prix Goncourt, une chronique à une humoriste de France Inter, un tweet à un ministre de la Santé, ou encore une lettre à un Premier ministre.

Ces deux derniers étant d’ailleurs parfaitement accordés sur leurs éléments de langage : « Les plans de réorganisation des établissements de santé sont évidemment suspendus à la grande consultation » qui aura lieu une fois la crise sanitaire passée. Suspendus, mais pas annulés ?

« C’est certainement pas le moment d’aller expliquer à ces gens-là [les soignantes du CHRU de Nancy] qu’ils risquent de perdre, pour certains d’entre eux, 600 emplois », expliquera Olivier Véran, le ministre de la Santé, sur BFM TV [7]. Parce que le « moment » s’y prêterait mieux plus tard, peut-être ?

Le 8 avril, presque sans surprise, la nouvelle tombe : Christophe Lannelongue est limogé par le Conseil des ministres.

« À la demande d’Emmanuel Macron », révélera L’Obs. Par qui est-il remplacé le lendemain ? Précisément par l’inspectrice générale des affaires sociales qui a recommandé de réduire le nombre de postes et de lits, Marie-Ange Desailly-Chanson, médecin biologiste de formation.

La Mission d’évaluation de la situation du CHU de Nancy que corédige, en janvier 2019, Marie-Ange Desailly-Chanson, intervient à la suite d’un long cheminement, ponctué par au moins quatre inspections de l’Igas en cinq ans [8].

L’été suivant, le CHRU suit les recommandations de l’Igas. Les suppressions de 598 postes, 174 lits sont actées. Un chiffre « ambitieux, tenable et difficilement contournable », déclare froidement Bernard Dupont.

Pourquoi parler de « suppressions », d’ailleurs ?

« On n’est pas dans un registre de plan social mais d’évolution du CHRU. Ces postes correspondront à des fonctions qui auront disparu car la prise en charge des patients change », explique le directeur général. Tout va pour le mieux. Il peut envisager la suite « de façon positive ».

La durée d’attente aux urgences la plus longue de France

Derrière cette logique comptable, ces suppressions de postes, de lits, le personnel ne semble pas partager cette « positive » attitude. Peut-être parce que le quotidien de tout le monde était déjà, bien avant ces annonces, rudement mis à mal. Les médecins urgentistes n’ont plus le temps de procéder aux premiers examens des patients, alors ils l’effectuent de plus en plus à distance, en télécommunication.

Faute de lits disponibles, la durée moyenne d’attente et de prise en charge des patients aux urgences est la plus longue de France : cinq heures à Nancy, contre une moyenne nationale de « deux heures pour la moitié des patients », d’après un rapport de février 2019 de la Cour des comptes.

Les patients peuvent très bien rester « sur un brancard, faute de chambre, tout en payant le forfait hospitalier », être invités à dormir à l’hôtel, ou encore quitter l’hôpital et rentrer chez eux en pleine nuit. Quand ils ne sont pas en ambulatoire, bien sûr, auquel cas ils repartent le jour même de leur arrivée [9].

Dans les blocs opératoires, on en vient à regretter les trois-huits depuis que la direction impose à ses agents d’enchainer poste du matin (8 heures), poste de l’après-midi (8 heures), astreinte (jusqu’à 12 heures) puis repos d’une journée.

Les postes d’amplitude de 12 heures sont en passe de se généraliser à toutes les infirmières et aide-soignantes, alors que ce mode d’organisation génère, d’après l’INRS, (Institut national de recherche et de sécurité pour la prévention des accidents du travail et des maladies professionnelles) « la prise de poids, l’augmentation des erreurs, d’accidents du travail et de trajet, des conduites addictives, des troubles musculosquelettiques et des pathologies du dos ».

« C’est devenu courant de travailler 60 heures par semaine »

Marie* n’a pas eu besoin que le parlement adopte la loi instaurant un « état d’urgence sanitaire », le 23 mars, pour connaître des journées – et des nuits de travail – de 12 heures. Son service cardiologie a adopté cette organisation du travail le 1er octobre 2019. « Depuis, c’est devenu courant de travailler 60 heures par semaine, d’alterner poste de jour et poste de nuit, soupire cette aide-soignante. Théoriquement, on ne devrait pas faire plus de deux jours d’affilée en douze heures. Sauf que la réorganisation s’est accompagnée d’une diminution du personnel, d’une augmentation de la durée et de la charge de travail, de la pression, de la fatigue, et donc... de l’absentéisme. Ce n’est pas rare que notre cadre nous appelle en renfort, à 6 h du matin durant nos repos, pour remplacer une collègue. Depuis la réorganisation, le nombre d’heures supplémentaires a explosé. Et comme on fonctionne à flux tendu, on ne peut jamais les récupérer. »

L’infirmière et syndicaliste CGT Sophie Perrin-Phan Dinh, en septembre 2018 / © France Timmermans

Marie travaille à l’Institut lorrain du cœur et des vaisseaux Louis-Mathieu, l’un des deux bâtiments flambants neufs construits au milieu des années 2000 qui ont été « largement surdimensionnés tant au niveau du coût que des surfaces » et qui ont contribué « à une dégradation de l’équilibre financier de l’établissement », d’après les conclusions du Conseil de l’immobilier de l’État en 2014.

Dans cette « structure hospitalière française la plus récente et la plus moderne dédiée à une offre de soins cardio-vasculaires complète et dotée d’un plateau technique de pointe », comme s’en vante le CHRU, les soignantes « manquent de tout », n’ont parfois pas assez de linge pour changer les draps des patients, pas assez de temps « pour boire ou faire pipi », pas assez de personnels surtout.

Six décès en un mois, contre deux en moyenne

« À mon arrivée, révèle Marie, mon service comptait une infirmière et deux aide-soignantes pour douze patients. Depuis le 1er octobre, on a deux patients à gérer en plus avec... une aide-soignante en moins. Bien avant le Covid, j’ai constaté une hausse de décès à cause du passage en 12 heures. »

En octobre, six patients sont décédés dans son service. En novembre aussi : six décès. Douze en deux mois, donc. Et avant le passage en douze heures ? « C’est très difficile à dire, répond-elle. D’autant que les décès nous arrivent souvent par vagues. Mais si on devait faire une moyenne, c’était à peu près deux décès par mois. » Comment une telle dégradation de la situation est-elle possible ?

Les facteurs sont nombreux. Avant la réorganisation, les soignantes rendaient visite à l’ensemble des patients trois fois, à chacune de leur prise de poste.

À partir de 6h, 13h et 20h, elles vérifiaient les différents paramètres de leur état de santé, prenaient leur tension, leur demandaient s’ils ressentent des douleurs, etc.

Depuis le passage en douze heures, il n’y a plus que deux postes de travail et donc deux visites par jour des patients. Une première à partir de 7h, la seconde à partir de 19h.

« Entre deux, durant toute cette tranche de la journée, il n’y a pratiquement pas de suivi des patients, sauf pour les cas particuliers. Or, on travaille dans un service essentiellement composé de personnes âgées, dont certaines présentent de fortes décompensations cardiaques. Leur état peut se dégrader subitement. »

Parmi les décès qu’elle impute à la surcharge de travail, à la précipitation, au stress, au manque de suivi des patients, en un mot, à la réorganisation, Marie est marquée par la perte d’une dame octogénaire.

« Le médecin n’a même pas pu être prévenu. La dame est partie cinq minutes après notre arrivée »

« Sa fille vient lui rendre visite en début d’après-midi, raconte-t-elle. Elle nous avertit que sa mère ne va pas bien. Le temps qu’on arrive, qu’on prenne sa tension, lui mette un masque à oxygène, c’était déjà trop tard... Si on avait pu faire le tour de visite du début d’après-midi, comme on le faisait avant le passage en douze heures, on aurait refait une prise de paramètres, on se serait rendu compte que le rythme cardiaque était très bas, on aurait pu anticiper, augmenter l’oxygène, effectuer la prise en charge nécessaire, appeler le médecin tout de suite. Là, le médecin n’a même pas pu être prévenu. La dame est partie cinq minutes après notre arrivée. »

Avant ce jour, Marie n’avait jamais pris en charge cette dame. Les soignantes ne sont pas censées changer de secteur, et donc de patients. « Mais à cause de l’absentéisme, on tourne souvent. On se retrouve avec des patients sur lesquels on a aucun regard antérieur. » La diminution drastique du temps de transmission, d’une équipe à l’autre, des informations sur l’état de santé des patients n’a pas arrangé les choses. Avant le 1er octobre, il était de trente minutes. Depuis : dix minutes.

Ambulatoire TV

« On est tellement habitué à être pris dans un tourbillon toute la journée que, par une sorte d’instinct professionnel, on devine quand les patients nous bipent pour des motifs sérieux ou bénins. Mais il y a une telle pression sur nous. Et les personnes âgées qui sonnent sans arrêt, sans arrêt... On en est arrivé à être maltraitantes avec elles, car l’institution est maltraitante envers nous. On en arrive à leur dire : ’’Arrêtez de sonner toutes les deux minutes ! On n’en peut plus, c’est pas gérable !’’

Après, on s’en veut. On redoute le jour où l’on n’aura pas été voir un patient qui nous aura bipé pour une raison valable. »

En 2011, Nancy « présentait le taux de chirurgie ambulatoire le plus faible de l’ensemble des CHU », déplorait la Cour des comptes en décembre 2018. Sa « progression » sera fulgurante : de 24,67 %, en 2013, l’ambulatoire représente actuellement 44 % des actes chirurgicaux. Avant de devenir la nouvelle directrice de l’ARS Grand-Est, Marie-Ange Desailly-Chanson et sa collègue de l’Igas recommandaient d’atteindre les 56 % ! Bernard Dupont n’avait pas attendu ce rapport pour faire de l’ambulatoire un « axe majeur du Plan de refondation du CHRU ».

Le directeur général y consacre même, en 2015, une web-télé : « www.ambulatoire-nancy.tv ». Le site est fermé depuis, mais la web-émission tournée en direct et consacrée à cette « chirurgie d’excellence », cette « amélioration du parcours patient » est toujours consultable sur Youtube.

« Sur une journée on peut avoir deux patients pour un même lit. C’est une usine à soins »

Au cours de cette vidéo de près d’une heure, qui « a reçu le soutien financier de l’agence régionale de santé, de la mutuelle MNH et des groupes pharmaceutiques Abbvie et Sanofi, sur facturation par la société de production audiovisuelle qui a réalisé l’émission » [10], le patron du CHRU de Nancy offre un florilège de déclarations : « L’ambulatoire nous oblige à être beaucoup plus performants, beaucoup mieux organisés, car il n’y a pas de rattrapage possible. Il faut qu’on assure la sécurité. Je ne vois vraiment que des avantages à l’ambulatoire. »

« Ça répond à une demande de la population : rentrer à l’hôpital le matin, ressortir le soir. » « C’est aussi répondre à une aspiration des professionnels de santé, qui est d’avoir une vie avec un tempo plus normal, plus réglé, comme tout un chacun dans la vie sociale. »

Sophie Perrin-Phan Dinh, secrétaire CGT du CHRU, infirmière à l’hôpital de Brabois depuis 2002, s’étrangle lorsqu’on lui rapporte les propos de Bernard Dupont.

« En ambulatoire, lâche-t-elle, les patients sont accueillis à la chaîne. D’ailleurs on parle de lits et non plus de patients, car sur une journée on peut avoir deux patients pour un même lit. C’est une usine à soins. Tu arrives, tu te changes, tu attends, tu vas au bloc, tu reviens dans une salle. Et à la fin, tu es foutu en salle de collation. Je dis ’’foutu’’, car il faut laisser la place au suivant, c’est vraiment de l’abattage d’actes. Il n’y a plus du tout de considération pour le patient. Quand j’étais étudiante, on parlait de prise en charge globale du patient. Maintenant, on prend en charge une plaie, une cheville, un genoux. »

« Deux heures après sa mort, son lit était déjà occupé par une autre patiente »

Un épisode récent a marqué Sophie, lorsque, pour la première fois en 17 ans de carrière, elle a été confrontée au décès d’un patient dans son service de chirurgie maxillo-faciale : « Deux heures après, son lit était déjà occupé par une autre patiente. Pour mon cadre supérieur, cela ne posait aucun problème. ’’La dame ne sait pas que quelqu’un est mort, deux heures plus tôt, là où elle se trouve’’, m’a-t-il répondu. Mais nous, on était au courant. On a besoin d’un minimum de transition.
C’est humain. »

« Parce que la prise en charge se fait dans un temps réduit, on est beaucoup plus exigeant en termes de qualité de prise en charge pour que le patient puisse rentrer à son domicile de manière sécurisée », dit Christelle Rauchs-Febvrel en réponse aux inquiétudes du public qui assiste à la web-émission spéciale ambulatoire du CHRU.

Cette manageuse, aujourd’hui directrice adjointe d’une clinique de Metz qui appartient à Elsan, « deuxième groupe de cliniques et d’hôpitaux privés en France », était alors directrice adjointe au CHRU, en charge du « pilotage du virage ambulatoire » et du « management stratégique de l’hôpital en proposant des projets ou axes d’améliorations à mettre en œuvre dans le cadre du plan de refondation du CHRU ».

Diplômée de Sciences Po Paris et de l’« IAE Metz School of Management », Christelle Rauchs-Febvrel n’a certainement jamais délivré de sa vie de soin à un patient. Mais ce n’est pas grave.

La « loi Bachelot » de 2009 a littéralement confié les clés de l’hôpital à des managers.

Quand Roselyne Bachelot, la « madone de la précaution », transformait l’hôpital en entreprise

Ces derniers jours, Roselyne Bachelot parade dans la presse, parce que, ministre de la Santé sous Nicolas Sarkozy, elle avait constitué « un stock de précaution de masques » au moment où l’épidémie du H1N1 frappait la France, que le parlement de l’époque ne l’a pas écoutée, dénonçant une gabegie.

C’est vrai, ces masques auraient été grandement utiles aujourd’hui.

Mais la pauvre « égérie collatérale du Covid-19 », « madone de la précaution » et « martyre de la grippe aviaire », est aussi à l’origine de la loi Hôpital, patients, santé et territoire (HPST).

Elle est donc l’une des grandes actrices de la casse de l’hôpital public à l’œuvre depuis trois décennies. Roselyne Bachelot n’a pas inventé la tarification à l’activité (T2A) – elle a été instaurée en 2004 – mais sa loi l’a systématisée dans tous les hôpitaux.

Avec la T2A, les établissements, privés comme publics, sont financés en fonction de leur production d’actes de soins. Plus il y a d’examens, d’opérations chirurgicales, plus l’hôpital reçoit d’argent.

Cela a engendré des effets pervers.

Marie a pu mesurer concrètement certains d’entre eux.

« On voit bien les conséquences de ce système basé sur la rentabilité du patient, décrit cette aide-soignante du service cardiologie. Pour certaines personnes âgées, on connaît l’issue finale. Leur cœur fonctionne au ralenti, ils font des insuffisances rénales, n’arrivent plus à évacuer l’eau de leur corps... Ils sont en fin de vie, mais on doit quand même sans arrêt faire des examens, des scanners, des prises de sang, des actes, des actes, des actes... Avec le passage en douze heures, les gestes invasifs et non légitimes se sont multipliés. Même les familles nous demandent à quoi ça sert. Ça en devient indécent. »

Les aide-soignantes et les agentes des services hospitaliers sont chargées de préparer et décontaminer les chambres entre chaque entrée et sortie de patients. « Depuis le passage en douze heures, déplore Marie, les lits ne doivent jamais rester vides. Il faut que ça tourne. Or, on n’a plus notre mot à dire sur la gestion d’occupation des lits, qui est gérée par des infirmières situées hors de notre service. Résultat, des patients ’’sortants’’ ne sont toujours pas sortis quand d’autres reviennent du bloc opératoire. Ça crée des bouchons. On les laisse traîner des heures dans les couloirs... »

« Il y aura du sang et des larmes »

« À chaque nouveau directeur général, j’ai connu un plan d’économie. Mais la tarification à l’acte a porté le coup de grâce. C’est ça qui a plombé la dette. À partir du milieu des années 2000, les cadences ont accéléré, l’encadrement nous mettait la pression tout en nous laissant nous débrouiller seules. J’étais obligée de me chronométrer en train de stériliser le matériel du bloc opératoire pour ne pas être en retard. » Christiane Nimsgern était secrétaire CGT du CHU de Brabois à « une époque où on avait le temps ».

Le temps de lire des bouquins aux patients, de leur procurer des massages, de manger au self avec les collègues le midi. Le temps d’être ensemble, solidaires.

« On bossait énormément, près d’un week-end sur deux, mais on avait l’impression de bien faire notre travail, de ne pas maltraiter le patient, de ne pas être méprisé », raconte cette agente de service hospitalier puis aide-soignante au CHRU entre 1973 et 2011. Son service hématologie comptait, en 1987, une aide-soignante et une infirmière pour quatre patients. Cette époque-là a donc bien existé. « Jusqu’à ce qu’Alain Juppé, Premier ministre en 1995, substitue au budget global des hôpitaux des contrats régionaux où les objectifs de rentabilité sont fixés à l’avance », se souvient Christiane Nimsgern.

Aucune création de postes n’accompagne le passage aux 35 heures en 2000. En 2003, Benoît Péricard, le nouveau directeur du CHRU, annonce 250 suppressions d’emplois. « Lors de son discours d’investiture, devant un parterre de cadres et de médecins, il lance : ’’Il y aura du sang et des larmes.’’ C’est un médecin du travail, absolument écœuré, qui nous l’a raconté. Nous, vous pensez bien, on n’était pas invité... », rapporte la soignante retraitée et militante Lutte ouvrière, qui était tête de liste aux dernières élections municipales à Nancy.

En 2008, Benoît Péricard – l’un des rares notables qui est venu en soutien du directeur de l’ARS Grand-Est fraîchement limogé – devient directeur au secteur santé de KPMG, l’un des géants de l’audit qui conseillent multinationales et gouvernements. Son successeur annonce, la même année, 650 suppressions de postes sur quatre ans. « À partir de ce moment-là, explique Christiane Nimsgern, les comités techniques d’établissement ressemblaient à des assemblées générales de grosses boîtes privées. On ne faisait plus que de parler d’emprunt, crédit, retour sur investissement, plus-value et partenariats publics privés bien sûr... »

Niveau suicide, « on est dans la moyenne nationale »

Juillet 2019. Bernard Dupont réussit son examen de passage devant le Copermo. Le soutien financier de l’État est acté, bien que le montant n’est pas dévoilé – il était censé l’être en juin prochain. Dans le TGV qui le ramène à Nancy, ce qui importe au directeur du CHRU, à ce moment-là, ce n’est pas son personnel épuisé, lessivé, à peine remis des précédentes saignées, qui va devoir faire face à de nouveaux manques, manque de temps, de matériel, de personnels. Non, ce qui lui importe c’est d’avoir « été exceptionnellement bien reçu [par le Copermo]. On a eu un accueil très positif. Ce qui est important, c’est qu’au-delà des suppressions d’emplois sans licenciement, on a été félicité sur ce qui a été réalisé et porté par toute la communauté hospitalière. »

Bernard Dupont passe alors un été radieux quand, fin août, il obtient la consécration ultime : la huitième place au palmarès annuel des hôpitaux décerné par le magazine Le Point. Modeste, il attribue cette victoire aux mesures d’austérité qu’il s’évertue de mettre en place depuis six ans : « Le principal enseignement à tirer c’est que le plan de refondation a produit ses effets et cela grâce au travail de tous et à tous les niveaux. » En pleine pandémie de Coronavirus, il ira plus loin encore, en adressant à tout le personnel hospitalier un « merci infiniment » qui salue leur « engagement » après leur avoir rappelé qu’il travaille... « dans un CHRU qui ces dernières années a su déjà se transformer, ce qui lui permet aussi d’être préparé à l’immense vague qui arrive ».

« Derrière les beaux bâtiments tape-à-l’œil, le top 10 au classement du Point, la belle façade du CHRU de Nancy, conclut Sophie, l’infirmière cégétiste, les professionnels de santé donnent tellement le meilleur d’eux-mêmes qu’ils s’en rendent malades. Malades physiquement car épuisés. Malades psychologiquement aussi parce qu’ils se rendent comptent qu’ils n’ont pas les moyens de faire correctement leur boulot. À l’hôpital central, il y a eu des tentatives de suicide, la dernière remonte à juin 2019. Suite au suicide d’un brancardier, il y a quelques années, la réponse de la direction en comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail avait été : ’’On est dans la moyenne nationale.’’ Voilà la considération. Les gens veulent se foutre en l’air pour leurs conditions de travail, mais on est dans la moyenne, tout va bien... »

Après avoir été tant exigeants vis-à-vis de leur personnel, maintenant que « le Copermo est mort », la direction et le conseil de surveillance exigeront-ils de l’État l’effacement de la dette du CHRU ? Ou alors, quelle autre position défendront-ils qui ne soit pas indécente quand la vie de centaines de soignants et de patients – Covid ou pas Covid – est en jeu ?

Franck Dépretz
Photo : © Anne Paq
*Prénom d’emprunt
Notes
[1] Nous utilisons des termes épicènes et suivons le principe d’accord de majorité pour évoquer le personnel hospitalier.
[2] Lire le témoignage recueilli par Basta ! quelques jours plus tôt : « Réanimable, non réanimable... puis on passe aux patients suivants » : une infirmière du CHU de Nancy raconte.
[3] Les membres délibérants du Copermo sont les directeurs de l’offre de soins (DGOS), de la Sécurité sociale, des finances publiques, du budget, de la Caisse nationale d’assurance maladie des travailleurs salariés (CNAMTS), le secrétaire général des ministères chargés des affaires sociales, le chef de l’Inspection générale des affaires sociales (Igas), le délégué général à l’Outre-mer. Le directeur de l’Agence nationale d’appui à la performance des établissements de santé et médico-sociaux (Anap) et du Commissaire général à l’investissement font également partie du comité.
[4] Selon cette circulaire interministérielle.
[5] Quelques heures auparavant, Mathieu Klein, candidat socialiste aux municipales de Nancy, président du conseil départemental de Meurthe-et-Moselle, avait, lui, adressé une lettre à Emmanuel Macron pour lui demander « l’effacement de la dette publique des hôpitaux », ainsi que de mettre « un terme à la fermeture des lits, aux 598 suppressions de postes envisagées » au CHRU de Nancy. Cette lettre a été rédigée avant que les propos polémiques de Christophe Lannelongue ne sortent dans la presse.
[6] Voir ici.
[7] Voir ici.
[8] L’autre co-autrice du rapport, Véronique Wallon, a elle-même été chargée de faire appliquer un plan d’économie de 40 millions d’euros aux Hospices civils de Lyon qui supprimera plusieurs centaines de postes lorsqu’elle était directrice générale de l’ARS Auvergne-Rhône-Alpes entre avril 2014 et novembre 2016.
[9] Selon L’Est républicain et France Bleu.
[10] D’après les éléments de réponse que le service communication nous a adressés en retour de nos questions.
 
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