« En envoyant des individus armés pour gérer les problèmes sociaux, on augmente le risque de blessures ou de morts »

mercredi 17 juin 2020
par  onvaulxmieuxqueca
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Source : Basta

« En envoyant des individus armés pour gérer les problèmes sociaux, on augmente le risque de blessures ou de morts »

par Ivan du Roy 17 juin 2020

À travers le monde les mobilisations pour dénoncer les brutalités policières ne faiblissent pas et lancent aux institutions le même appel : ce système, malade de son impunité, doit cesser. Alors comment réduire les violences policières ? Réponses de Magda Boutros, sociologue à l’Université de Chicago qui travaille sur les mobilisations contre les violences et discriminations policières.

Basta ! : Le mouvement de protestation qui suit la mort de George Floyd, tué par des policiers le 30 mai à Minneapolis (Minnesota), est-il différent des précédents par son ampleur, son organisation ou ses revendications et, peut-être, ses conséquences politiques ?

Magda Boutros [1] : Dans les familles noires aux États-Unis, chaque génération, des grands-parents aux petits-enfants, a vécu des moments similaires : des révoltes après l’assassinat de Martin Luther King en 1968, des révoltes quand des officiers de police ont tabassé à mort Arthur McDuffie à Miami (1979) et qu’ils ont été acquittés, puis quand des officiers ont tabassé Rodney King à Los Angeles (1991) et ont été acquittés, et après que la police a tué Michael Brown à Ferguson en 2014. Les manifestations d’aujourd’hui s’inscrivent dans cette histoire, celle de la continuité des brutalités policières et du racisme.

Dans le mouvement actuel qui a suivi la mort de George Floyd, on observe cependant quelques transformations.

L’ampleur des mobilisations est beaucoup plus importante. Des manifestations se sont déroulées dans les 50 États, ce qui n’était pas le cas avant. On y voit de plus en plus de blancs en solidarité avec les afro-américains.

Les retombées politiques sont également plus fortes qu’avant. Grâce au travail mené depuis six ans par les militants de Black Lives Matter, des revendications considérées avant comme trop radicales sont désormais dans le débat public.

À Minneapolis, où George Floyd est mort, le conseil municipal a estimé que la police n’étant en l’état pas réformable, la seule solution est de la dissoudre et de la refonder sur de nouvelles bases. Cela avait déjà été fait dans une ville moyenne du New Jersey, mais c’est la première fois qu’une municipalité étatsunienne aussi grande prend cette décision.

La réduction du budget de la police est également envisagée : les maires de New York ou de Los Angeles ont promis d’en réallouer une partie à d’autres services, comme l’éducation, les budgets sociaux ou la jeunesse.

Le nombre de personnes tuées par la police aux États-Unis est dix fois plus important qu’en France, qu’en Allemagne ou qu’au Royaume-Uni. Comment expliquez-vous que des mobilisations de grande ampleur gagnent aussi l’Europe ?

Le nombre de personnes qui meurent d’une intervention policière est effectivement bien plus élevé aux Etats-Unis que dans les autres démocraties occidentales. Les États-Unis font, là, figure d’exception.

Même si les chiffres ne sont pas comparables, on constate cependant des similarités concernant les pratiques policières en France et aux États-Unis.

Premièrement, la police tue régulièrement des personnes qui ne représentent pas de danger pour autrui. La base de données que vous avez publiée montre bien cela : 57 % des victimes n’étaient pas armées quand elles ont été tuées par balles, et seulement 10 % des personnes tuées avaient préalablement attaqué les forces de l’ordre. Ce n’est pas parce que les États-Unis ont un taux effrayant de violences policières que les réalités française, allemande ou britannique des violences policières ne posent pas des réels problèmes. En France, on a quand même une augmentation importante du nombre de morts, jusqu’à 37 en 2017. Ces chiffres devraient inquiéter tout le monde.

Deuxièmement, historiquement, dans ces deux pays, la police s’est construite au gré de politiques racistes visant à contrôler des populations opprimées ou considérées comme indésirables. Aux États-Unis, c’était pour soumettre les esclaves et réprimer leurs tentatives d’évasion.

En France, la police nationale telle qu’on la connaît aujourd’hui, unifiée sur tout le territoire, a été créée pendant le régime de Vichy. Dès sa construction, sa mission était notamment de procéder à des rafles et de déporter les juifs.

Elle a ensuite été utilisée pour réprimer les militants indépendantistes algériens. Jusqu’à aujourd’hui, dans les deux pays, les minorités ethniques sont surreprésentées parmi les victimes. En France, ce sont les noirs, les arabes et les gens du voyage.

La troisième similarité est que les policiers impliqués dans des violences policières ne sont que très rarement envoyés devant la justice. Quand ils le sont, c’est pour être acquittés, sinon condamnés à des peines légères. Surtout, ils continuent à exercer. Le policier qui a tué d’une balle dans le dos Amine Bentounsi en 2012 a fait l’objet d’une condamnation pour coups et blessures ayant entraîné la mort sans intention de la donner, mais il n’a pas fait un seul jour de prison et a été maintenu en poste.

La France aussi a connu des révoltes et des mobilisations régulières contre les violences policières, à l’occasion de mouvements sociaux ou en réaction à la mort de personnes tuées par la police. Les mobilisations actuelles, incarnées par le Comité Adama, s’inscrivent-elles dans cette histoire ou marquent-elles une nouvelle étape ?

Oui, les mobilisations actuelles s’inscrivent dans l’histoire des mobilisations contre les crimes racistes et sécuritaires qui datent des luttes de l’immigration des années 1970 et 1980, et qui ont continué dans les années 1990 avec le Mouvement de l’immigration et des banlieues. Le fait que les mobilisations actuelles prennent tant d’ampleur n’est donc pas seulement un effet miroir de ce qui se passe aux États-Unis.
C’est le cumul de plusieurs choses.
D’abord, c’est fruit d’un travail de longue haleine mené par des familles de victimes et des collectifs militants.

Ils s’organisent localement dans les quartiers, créent des alliances politiques, développent un rapport de force avec les autorités locales, nationales, et tentent de faire entendre leurs voix dans les médias.

Les violences policières se sont aussi étendues à des populations qui n’étaient auparavant pas forcément touchées, comme les Gilets jaunes. Ces violences ont aussi été assez visibles pendant le confinement du fait des nombreuses vidéos qui ont circulé.

Le débat public et politique a également évolué ces dix dernières années.

Différents acteurs – de grandes organisations de défense des droits humains, des collectifs de victimes, des journalistes comme vous, des chercheurs, des avocats – ont produit des connaissances pour rendre visibles ces pratiques policières et judiciaires, contribuant ainsi à légitimer la dénonciation de ces violences. En 2009 par exemple, une enquête du CNRS sur les contrôles au faciès montre que les arabes et les noirs sont six et huit fois plus contrôlés que les blancs, ce qui a obligé le gouvernement à sortir du déni.

Grâce au travail de recensement des interventions policières mortelles, entamé par l’historien Maurice Rajsfus [décédé à 92 ans ce 13 juin, ndlr], poursuivi par des collectifs de famille, puis continué avec votre base de données vraiment inédite, on a pu démontrer que la police française tue régulièrement et que la majorité des victimes n’étaient pas armées.

Des collectifs et des ONG ont documenté « la fabrique de l’impunité », ces mécanismes qui maintiennent une impunité judiciaire de fait pour les forces de l’ordre.

Par ailleurs des avocats ont utilisé les dossiers judiciaires, dans lesquels des policiers ou des gendarmes sont mis en cause, pour révéler des pratiques cachées, comme celle du 12e arrondissement de Paris : 18 jeunes ont porté plainte contre une brigade, surnommée « la brigade des tigres », qui recevait l’ordre de leur hiérarchie de procéder à des « contrôles-évictions des indésirables » – c’est leur terme, qui n’a aucune existence légale.

Il était demandé à ces policiers d’aller évincer de l’espace public des personnes que l’on considère indésirables : des SDF, et des jeunes noirs ou arabes qui habitent le quartier mais à qui on fait comprendre qu’ils n’ont pas leur place dans l’espace public.

Les policiers avaient ordre de conduire systématiquement ces jeunes au poste dès qu’ils n’étaient pas en possession de leur pièce d’identité. Tout cela a beaucoup aidé à ce que le débat public évolue, à ce que le mouvement gagne en capacité de mobiliser.

Face la demande d’interdiction de certaines techniques d’immobilisation ou de certaines armes, des syndicats policiers protestent qu’ils n’auront plus les moyens de se défendre…

On forme les policiers à procéder à des contrôles ou à des arrestations en flagrant délit, à utiliser des armes, des techniques d’immobilisation et d’interpellation, parfois mortelles.

Mais la recherche le montre : la grande majorité du temps, les policiers ne se retrouvent pas face à de dangereux criminel qu’il va falloir maîtriser, ils sont appelés à intervenir pour gérer des problèmes liés à la pauvreté, à l’alcoolisme, à la dépendance aux drogues, à la santé mentale, au mal-logement... Ils ne sont ni formés ni équipés pour pouvoir y répondre.

Les policiers le disent eux-mêmes : on nous utilise pour gérer la misère sociale, ou pour réprimer politiquement, ce n’est pas notre rôle. Que peut faire un policier appelé pour gérer une personne en crise de santé mentale ? Il va l’interpeller, voire tenter de l’immobiliser en utilisant les armes et les techniques qu’il a apprises.

Ce n’est pas forcément ce dont la personne en crise a besoin. Les policiers ne sont pas du tout formés pour faire retomber la pression, négocier avec la personne, apporter des soins, etc. Leurs interventions sont, en grande majorité, très banales : un contrôle d’identité ou un trouble du voisinage. Ce sont des interventions où la présence d’individus armés n’est pas forcément nécessaire. En envoyant des individus armés pour gérer ces situations, on augmente le risque de blessures ou de morts.

Pour réduire les violences policières, le mouvement Black Lives Matter demande de repenser radicalement la manière dont les institutions policières et judiciaires fonctionnent. Concrètement, quelles sont les propositions en débat pour réformer la police ?
Il y a, en gros, deux types de propositions en débat aux États-Unis : réformistes et abolitionnistes. Les propositions réformistes c’est revoir la formation des policiers, notamment leur apprendre la désescalade, s’assurer que les agents portent un matricule, mettre des caméras partout, notamment les « caméras piétons », revoir les règles d’usage de la force.

Plusieurs de ces réformes ont été mises en place après Ferguson. Les chercheurs qui s’y sont intéressés montrent que nombre de ces mesures n’ont pas les effets escomptés pour réduire les interventions policières mortelles. On observe cependant une baisse là où les règles d’usage de la force ont été restreintes, et où le contrôle judiciaire a été renforcé. Car changer les règles sans faire en sorte qu’elles soient respectées ne sert à rien.

Les propositions abolitionnistes, portées par les militants de Black Lives Matter, ont pour horizon politique l’abolition de la police. L’objectif est d’investir dans la prise en charge des problèmes économiques et sociaux qui sont souvent à l’origine des situations auxquelles la police est amenée à répondre.

C’est une vision à long terme : renforcer la capacité de la société à régler des problèmes sans avoir besoin de faire intervenir des personnes armées et formées à la répression. Il s’agit donc d’imaginer et de construire des nouvelles pratiques pour assurer la sécurité et la sûreté des personnes. Ils proposent ainsi de réaffecter une partie des budgets investis dans la police pour la rediriger vers le renforcement des services sociaux, de santé mentale, d’éducation, d’aide au logement, à la dépendance... À Chicago, où j’habite, 40 % du budget de la ville est consacré à la police ! Les abolitionnistes savent bien qu’on ne va pas éradiquer les inégalités et la misère sociale du jour au lendemain. Leur optique est donc de réduire progressivement le rôle et le pouvoir de la police, tout en renforçant les communautés les plus défavorisées, avec pour horizon un monde sans police.

En France, les revendications se concentrent sur une demande de justice – que l’institution judiciaire enquête rigoureusement lorsqu’il y a suspicion de violences illégales ou illégitimes, assortie de véritables sanctions pour les policiers s’en rendant coupables – ainsi que sur l’interdiction de certaines pratiques d’immobilisation ou armes. Est-ce suffisant selon vous ?

Ces réformes sont importantes pour avancer : interdire des techniques d’immobilisation mortelles et certaines armes peut aider à réduire le taux d’interventions policières mortelles et le nombre de blessés.

À condition que le ministère de l’Intérieur ne remplace pas ce qu’il vient d’interdire par d’autres armes et techniques tout aussi mortelles ou mutilantes ! Une proposition de loi portée par les députés de la France insoumise, et issue du travail du collectif Vies volées, vise à interdire toutes les techniques qui entravent les voix respiratoires et peuvent amener à l’asphyxie, comme les clés d’étranglement, le plaquage ventral ou le pliage [2].

Disposer d’un organe d’enquête indépendant est essentiel pour s’assurer que la police et ses actions soient soumises à un réel contrôle.

Aujourd’hui, comme on le sait, c’est l’IGPN (police nationale) et l’IGGN (gendarmerie) qui réalisent ces enquêtes. Des policiers et des gendarmes enquêtent donc sur leurs collègues, au sein du même corps, avec la même hiérarchie, tous sous les ordres du ministère de l’Intérieur. Le système n’est absolument pas indépendant ! C’est impossible de demander à un policier d’enquêter de manière impartiale sur ses collègues mis en cause !

Concrètement, qui seraient ces personnes en mesure d’enquêter de manière impartiale ? Elles vont forcément relever d’une autorité publique...

On peut imaginer une autorité similaire au Défenseur des droits. Cette instance dispose déjà d’enquêteurs, mais pour l’instant ceux-ci n’ont pas les mêmes pouvoirs d’enquête que l’IGPN. Ils n’ont pas la possibilité de demander à un commissariat de leur révéler certains documents, ni celle de relever des preuves, etc. Si un organe indépendant comme le Défenseur des droits disposait des mêmes pouvoirs d’enquête que l’IGPN ou l’IGGN, cela pourrait assurer que ces enquêtes soient menées de manière plus indépendante et impartiale qu’aujourd’hui.

Mais il faut bien comprendre que l’absence d’enquêtes indépendantes est seulement l’un des éléments de la fabrique de l’impunité. Cela se poursuit ensuite avec des procureurs ou des juges d’instruction qui restent très réticents, même quand il y a des preuves, à renvoyer un policier devant un tribunal.

Cela explique le nombre de classements sans suite et de non-lieux dans la plupart de ces affaires. Les procureurs et les juges d’instruction travaillent de manière quotidienne avec la police, ils en sont dépendants pour mener leurs enquêtes et faire avancer les procédures judiciaires. D’où leur réticence quand des policiers sont accusés de commettre des infractions.

On le voit d’ailleurs quand ces affaires débouchent sur un procès, les juges sont mal à l’aise pour condamner un policier, même lorsque celui-ci a menti, et le disent : « Vous rendez-vous compte que tout notre travail se fait sur la foi de vos procès-verbaux, que vous êtes l’autorité assermentée sur laquelle nous basons toutes nos enquêtes ». Pour s’assurer que le système judiciaire va vraiment jusqu’au bout, les militants tentent de montrer les incohérences d’un dossier, celles des témoignages, celles des différentes expertises, tel que le fait le Comité Adama ou d’autres familles. Il s’agit de mettre la pression pour que la justice soit contrainte à rendre justice.
Recueilli par Ivan du Roy
Photos :
Une infirmière est tirée par les cheveux après avoir été mise à terre lors de la manifestation des soignants à Paris, le 16 juin 2020 / © Anne Paq.

Le rassemblement appelé par le Comité Adama le 2 juin a réuni entre 20 000 et 40 000 personnes devant le Palais de justice de Paris, à Porte de Clichy / © Anne Paq
Notes

[1] Magda Boutros est sociologue à Northwestern University (Chicago, Illinois). Sa thèse porte sur les mobilisations contre les violences et discriminations policières en France.

[2] Proposée en février 2019, cette loi à article unique a été de nouveau proposée en janvier 2020, à consulter ici.


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