L’École de théâtre de Budapest Toujours en lutte. Ce mouvement d’autogestion semble s’inscrire dans la durée, aussi longtemps en tout cas que ses revendications ne seront satisfaites.

mercredi 7 octobre 2020
par  onvaulxmieuxqueca
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Source : Le Courrier d’Europe Centrale

Toujours en lutte, l’École de théâtre de Budapest cherche à « inscrire le mouvement dans la durée »

7 octobre 2020 par Patrice Senécal | Pays : Hongrie

Voilà maintenant plus d’un mois que les étudiants de la plus prestigieuse université d’art dramatique et cinématographique de Hongrie occupent leur établissement, dont l’autonomie est menacée par un nouveau directoire fidèle à Viktor Orbán. Ce mouvement d’autogestion semble s’inscrire dans la durée, aussi longtemps en tout cas que ses revendications ne seront satisfaites. Reportage auprès de ceux qui tiennent tête à Viktor Orbán, au risque d’hypothéquer leurs études.

Patrice Senécal, à Budapest.

« C’est la première fois que je vois que je vois un élan de solidarité aussi fort, aucune université n’a organisé une telle mobilisation en cinq ans. »

Postée derrière les rubans rouge-blanc qui bloquent l’accès de son alma mater, Anna Zsigó, en doctorat, s’enthousiasme : en cette matinée de mi-septembre, comme chaque jour depuis plus d’un mois, les dons visant à soutenir l’autogestion de ses camarades de l’université d’art dramatique de Budapest affluent. Sucreries, livraisons de repas, fruits, biscuits… De quoi alimenter le moral des quelque trois cents étudiants qui occupent depuis le 1er septembre l’institution. Leur motif ? Préserver l’autonomie de leur université, menacée par le gouvernement de Viktor Orbán, depuis l’imposition, fin août, d’un nouveau directoire de connivence avec le pouvoir.

« Je fais mon possible pour aider, même si ce n’est pas facile de trouver du temps libre, car je dois m’occuper de mon petit garçon », poursuit Anna, coiffée d’un chignon blond ce jour-là. Thermomètre à la main, pandémie oblige, la trentenaire monte la garde devant la porte d’entrée, vérifiant la température de chaque collègue qui entre dans l’établissement.

« J’ai une voiture, c’est donc plus facile pour approvisionner ceux qui sont à l’intérieur. La semaine dernière, j’étais là presque tous les jours. Je trouve qu’il est important de lutter pour l’indépendance de mon université, certes, mais aussi celle des arts et de la culture en général. »

De cet élan de solidarité, la façade du 2 rue Vas, en plein cœur de la capitale
hongroise, en témoigne : des dizaines de messages de sympathie à l’égard de leur lutte abondent sous de grandes bannières en tissus affichant le slogan « liberté pour SZFE » (l’acronyme de l’université en lutte).

« Merci, continuez », peut-on lire sur l’une des colonnes ; « vous nous donnez espoir », ajoute un autre petit mot d’affection ; ou encore « les retraités sont avec vous », a-t-on écrit sur l’écriteau mis à disposition des simples curieux ou des Budapestois venus exprès sur les lieux pour afficher leur soutien.

Comme Ferenc Donath, casquette enfoncée sur la tête, qui profite d’un moment de répit à l’hôpital public pour faire acte de solidarité : c’est une bonne dizaine de bouteilles d’eau que ce médecin de soixante-trois ans remet à la poignée d’étudiants devant l’immeuble qui abrite la SZFE.

« C’est important de faire face à la dictature et d’appuyer une telle initiative d’autogestion, qui vient d’en bas », s’emballe cet opposant au gouvernement, qui appelle de ses vœux un éveil de la société civile.

« Attila Vidnyánszky est un nationaliste revanchard qui ne parle que de chrétienté et nationalisme, il faut lui faire face », ajoute le médecin, désignant le metteur en scène qui a été nommé à la tête d’une fondation, par le gouvernement Orbán, prenant de facto le contrôle de cette prestigieuse école aux cent cinquante-cinq années d’histoire. Avec cette mesure gouvernementale, exit, donc, les pouvoirs de l’ancien conseil d’administration de la SZFE en matière de budget de nomination de recteur ou de budget. Ce qui n’a pas manqué de susciter la grogne au sein de la communauté universitaire, petite mais soudée : en plus de l’occupation des lieux par les étudiants pour empêcher M. Vidnyánszky et ses affidés d’y accéder, le Sénat académique a démissionné en bloc, début septembre. Sans compter que, le 1er octobre, un second bâtiment a été occupé, celui de l’école de cinéma, rue Szentkirályi, situé à quelques centaines de mètres seulement du premier. Le même jour, les deux-tiers des professeurs de l’université ont entamé une grève.

« L’objectif, c’est d’inscrire notre mouvement dans la durée. Et nous sommes prêts à continuer un an s’il le faut. »

« C’est notre République des étudiants ! »

Innover et mieux doter cette institution académique, voilà comment le gouvernement justifie cette mise sous tutelle. Sur papier du moins. Or, pour Bálint Antal, 27 ans, il n’en est rien. « Vidnyánszky a sans doute du talent, mais ses motivations n’ont rien à voir avec l’art », pense cet étudiant en dramaturgie.

« Et comment fait-on pour appliquer une pensée chrétienne au théâtre ? Leur vrai objectif, c’est de prendre le contrôle de notre université. » Masque jaune au visage arborant le symbole de leur lutte, une main écartelée, comme pour dire « stop » aux velléités autocratiques du régime, Bálint est catégorique : « rien de tout cela ne serait arrivé dans une démocratie normale ».

La volonté de mener ce combat, coute que coute, fait consensus auprès de ses pairs. « C’est l’expérience d’une vie, s’exalte cet aspirant metteur en scène. Une expérience à la fois incroyable et exténuante.

Durant nos cours, nos professeurs nous laissent toute la liberté, si nous le souhaitons, pour discuter de notre mobilisation, leur soutien est plus que salutaire. Il y a un bel esprit de collégialité, nous établissons nos propres règles… C’est un peu comme si nous bâtissions notre ‘‘République des étudiants’’ ! La nuit, ceux qui restent ici pour occuper les lieux dorment dans des tentes montées dans le hall, sinon il y a ceux qui ont leur dortoir à l’étage. L’objectif, c’est d’inscrire notre mouvement dans la durée. Et nous sommes prêts à continuer un an s’il le faut. » Le seul danger ? « L’essoufflement du mouvement », répond Bálint, qui tempère aussitôt : « c’est pour cela que nous alternons les rôles. »

Assise dans un petit escalier adjacent à l’établissement universitaire, Nora (le prénom a été modifié à sa demande) ne peut qu’être d’accord.

« À l’intérieur, on continue de penser notre lutte, mais nos cours se poursuivent également. Nous faisons tout nous-mêmes, le nettoyage, la nourriture…

Reste que toutes ces discussions que nous avons, c’est tout simplement l’effervescence. Mais nous sommes très soucieux que tout le monde se porte bien et prenne du temps pour se reposer », explique la diplômée. « Plusieurs me demandent : combien de temps allez-vous bloquer ainsi l’entrée ? La seule chose que je sais, c’est que nous y resterons tant que nos revendications ne sont pas satisfaites. » Soit le rétablissement pur et simple de leur autonomie.

« Une lutte pour préserver le dernier rempart de liberté qui existe dans notre domaine. »

« L’atmosphère politique est toxique »

Il existe tout de même des voix discordantes. De l’autre côté de la rue, chaussures de course aux pieds et caméra à la main, Balázs (prénom modifié) est là pour « documenter son époque » : « il y a une dissonance dans tout ce qu’ils font »,s’interroge cet homme qui dit aller lui-même « souvent au théâtre avec ma femme et apprécier les acteurs qui sortent de cette école. Ces étudiants promeuvent des valeurs comme la tolérance, l’acceptation, le pluralisme et la société ouverte. Mais ils ne veulent laisser entrer personne. Tout ça parce qu’ils ne veulent rien savoir de la personne à la tête de cette fondation. »

Une rhétorique qui n’est pas sans faire écho aux arguments brandis par le camp au pouvoir. Mais Dani Herczeg, la vingtaine, n’en a que faire : l’occupation reste une solution de dernier recours, dans un contexte où « le gouvernement a montré à maintes reprises par le passé qu’il veut étouffer les voix dissidentes en Hongrie ». D’autant que « nous nous efforçons de donner une voix à tout le monde, nous organisons des forums presque quotidiens où étudiants et professeurs peuvent avoir leur mot à dire. Nous savons aussi qu’en continuant l’occupation, l’obtention du diplôme pourrait être compromise. Mais c’est un sacrifice que nous faisons, nous ne voulons pas rester apathiques face à ce qu’il se passe et accepter de telles conditions d’enseignement. »

Même son de cloche du côté de György Karsai, professeur à la SZFE, qui n’y voit rien de moins qu’une « loi visant à détruire la culture ». « S’il le faut, on est prêt à aller jusqu’à Strasbourg [siège de la Cour européenne des droits de l’homme].

Notre objectif premier, c’est d’assurer une formation normale à nos étudiants tout en leur laissant la liberté de poursuivre la lutte, une lutte pour préserver le dernier rempart de liberté qui existe dans notre domaine. »

De son côté, pour Bálint Antal, c’est la lutte de la dernière chance.

« Si le gouvernement recule, cela créerait un précédent. De quoi faire peut-être naître un espoir de changement dans ce pays », raconte l’étudiant, qui se désole d’une « atmosphère politique toxique, alimentée par ce système d’oligarques à la botte du gouvernement ». En dix ans de pouvoir, le Fidesz a déjà mis au pas nombre d’institutions jugées trop « libérales », de l’Université d’Europe centrale à l’Académie hongroise des sciences.

« Je mets toute mon énergie dans cette cause. Jusqu’alors, je sentais que j’avais le devoir de rester dans mon pays. Mais si nous perdons, il y a de grandes chances pour que je quitte la Hongrie, il n’y a pas grand-chose que je puisse faire de plus. J’irais alors probablement faire un master en Allemagne. »

Patrice Senécal
Journaliste indépendant, basé actuellement à Varsovie. Collaborateur pour les quotidiens québécois Le Devoir et La Presse.
Thèmes : Article payant, Ecole d’art dramatique, enseignement, SZFE, une, Université


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