Lola Keraron : « À 24 ans, j’ai déserté AgroParisTech »
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Source : Reporterre
Lola Keraron : « À 24 ans, j’ai déserté AgroParisTech »
À sa remise de diplômes d’AgroParisTech en mai, Lola Keraron et d’autres étudiants ont appelé à déserter. Depuis, entre des chantiers participatifs ou un passage dans une zad, la jeune femme ne s’arrête pas. Sans rien regretter. [SÉRIE 1/4]
Vous lisez la première partie de notre série « Désertion, et si on osait ? ». La suite sera publiée demain.
Depuis quelques semaines, Lola Keraron [1] trimballe sur ses épaules son gros sac à dos. Sa « maison », comme elle le décrit, déborde de partout : on y trouve pêle-mêle un sac de couchage, un matelas, des carnets ou encore le dernier hors-série de Socialter, intitulé Comment nous pourrions vivre. Heureux hasard : la phrase résume à merveille les réflexions de cette ex-étudiante d’AgroParisTech, l’Institut national des sciences et industries du vivant et de l’environnement. Lors de sa remise de diplômes le 10 mai dernier, la jeune femme de 25 ans a lancé avec d’autres camarades ingénieurs un très politique « Appel à déserter ».
Dans ce discours devenu viral, ces huit jeunes réunis au sein du collectif Des agros qui bifurquent affirment rejeter les « jobs destructeurs » auxquels leur école et le système capitaliste les destinent. Développement d’énergies dites « vertes », invention de labels soi-disant écolos, missions pour l’agro-industrie... Face à ces métiers « participant aux ravages sociaux et écologiques en cours », ils et elles ont préféré déserter et « chercher d’autres voies ».
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Ainsi, quand on la rejoint fin juillet au Jardin des plantes de Toulouse, où elle n’est que de passage avant d’aller dans les Pyrénées, Lola vient de participer à divers chantiers participatifs. À l’aide de chaux ou de sable, elle a par exemple rénové un corps de ferme, dans le Tarn. Elle s’est aussi installée un temps sur la zad de Notre-Dame-des-Landes, pour se « réapproprier des savoirs qui permettent de vivre dans nos territoires sans les épuiser ». Là-bas, elle a pu « apprendre à travailler de [ses] mains, connaître d’autres formes d’organisation et d’autonomie politique », raconte-t-elle avec enthousiasme.
Lola Keraron dans le Jardin des plantes de Toulouse, fin juillet 2022. © Alain Pitton/Reporterre
« En école d’agro, on nous forme à devenir conseillers d’agriculteurs, alors qu’on est incompétents à faire pousser le moindre légume dans le sol. Cela crée un grand sentiment d’illégitimité. » La native de Bayonne, qui a fait mille choses — comme du bateau-stop durant son année de césure —, évoque aussi son stage dans le média Basta ! en 2021 : « Lors d’un reportage sur les alternatives au glyphosate, j’avais été choquée de ma propre ignorance à ce sujet : des agriculteurs bio me disaient des choses dont on ne nous avait jamais parlé à AgroParisTech. Pour eux, la science est la seule forme de savoir valable, avec une grande place laissée aux solutions technologiques. »
Pour une « désertion accessible »
Son regard critique s’est affiné au gré d’expériences et surtout de rencontres. Après avoir grandi à Carquefou (Loire-Atlantique) auprès de parents de gauche, tous deux ingénieurs — sa mère a fait un burn out à 40 ans, mentionné dans le texte des Agros qui bifurquent —, elle entre en prépa scientifique à Nantes, en 2015. À l’époque, Lola adhère à une « vision dépolitisée de l’écologie » : adepte de gestes individuels (faire le tri, etc.), elle ne questionne pas encore les causes de l’urgence écologique. Elle souhaite s’investir dans la transition du modèle agricole et alimentaire. En 2017, elle est reçue à AgroParisTech.
C’est là-bas, dans cette école créée pour « servir le modèle industriel et l’agriculture productiviste », qu’elle va davantage se politiser. Sa rencontre avec d’autres étudiants est déterminante : ils se rendent ensemble à des actions des Soulèvements de la Terre, débattent du contenu de leurs cours, etc. Des lectures — Vandana Shiva, Ivan Illich ou encore Malcom Ferdinand — et la découverte du discours de l’ingénieur Clément Choisne en recevant son diplôme, feront le reste : un mois avant leur remise de diplômes, Lola et ses camarades se lancent dans la rédaction de l’« Appel à déserter ». « Lola est très engagée, passionnée. Pour l’Appel à déserter elle a été très motrice. Elle lance des dynamiques de luttes avec beaucoup de motivation », confie par téléphone son amie Delphine, qui a aussi participé à l’Appel.
Pour l’heure, Lola Keraron ne sait pas ce qu’elle fera à la rentrée de septembre. Une idée lui trotte tout de même dans la tête : s’installer en collectif, et développer une activité agricole autour des plantes médicinales (un sujet qui la passionne, et sur lequel elle prépare avec une amie une série documentaire). Dans l’idéal, comme le dit le cinéaste Robert Guédiguian, elle voudrait continuer à faire du militantisme son mode de vie : « J’aimerais qu’il n’y ait pas de séparation entre le militantisme et le travail rémunéré, de subsistance. Que cela ait une place dans la vie collective que je mène. »
Lola Keraron ne loue plus d’appartement, elle est logée et nourrie en échange de son travail sur les chantiers participatifs. Elle n’a que très peu de dépenses et globalement pas de revenus, hormis quelques articles qu’elle vend parfois à des médias. Celle qui défend une écologie prenant en compte les oppressions de genre, de classe et de race a bien conscience d’être « privilégiée ». Sa précarité est « choisie, pas subie » : « Le fait de déserter est beaucoup plus facile pour moi que pour d’autres : je suis jeune, je n’ai pas d’enfant, je fais partie d’une classe sociale privilégiée. Là, j’ai déserté, mais en théorie j’ai toujours cette reconnaissance sociale du fait de mon diplôme. Avec le collectif nous réfléchissons à comment permettre à toutes et tous que cette désertion soit accessible, notamment au regard des contraintes financières. »
« Des profs étaient en colère, d’autres nous défendaient »
Peu à l’aise avec son exposition actuelle suscitée depuis l’« Appel à déserter », Lola Keraron refuse de donner des pistes à suivre clé en main : « On rejette notre statut d’ingénieurs qui proposent des solutions. » Favoriser l’accès de toutes et tous aux espaces militants permettrait, selon elle, de s’informer et de « s’ouvrir à d’autres imaginaires ». Comme aux alternatives, qui ne demandent qu’à être inventées et vécues.
« On a besoin de davantage de lieux ruraux où, par le biais de pratiques d’entraide et d’apprentissage partagé, il est plus simple de vivre avec peu d’argent tout en étant autonomes. Après l’Appel à déserter, on a organisé des discussions avec des personnes issues d’autres milieux. Le fait d’en parler ensemble est déjà une première étape pour s’organiser collectivement. J’aimerais que l’on continue à créer des liens avec d’autres formes de désertion, qui sont beaucoup plus invisibilisées. »
Le collectif est important, car d’autres déserteurs pourraient les rejoindre. « À AgroParisTech, nous sommes une minorité à défendre cette écologie radicale et à s’inscrire dans des dynamiques anarchistes ; mais après l’Appel à déserter, plein d’étudiants nous ont remerciés. Nos propos avaient confirmé leurs doutes et leur donnaient de l’énergie pour changer », se souvient Lola, qui craignait de les blesser avec cette prise de parole.
En revanche, côté administration, la militante a eu vent d’un grand embarras : mi-mai, le directeur de l’école a dénoncé auprès des Échos un discours « injuste », affirmant qu’AgroParisTech « n’a pas attendu cette remise de diplômes pour travailler sur la transition agroécologique ».
« Lutter contre le système depuis l’extérieur. »
« On a entendu dire qu’il y avait eu un conseil des profs exceptionnel après le discours, avec certains qui étaient en colère et d’autres qui nous défendaient. Plusieurs d’entre eux se seraient beaucoup remis en question depuis, avec notamment une volonté de réformer l’école », note Lola Keraron. Elle rappelle au passage que, pour les Agros qui bifurquent, l’enjeu n’est pas de faire évoluer leur ancienne école, mais bien de « construire des modes de vie plus désirables ailleurs ».
« On nous a critiqués en disant que l’on était dans une démarche de fuite. Au contraire, on veut utiliser notre énergie, notre sensibilité, notre volonté et notre temps pour lutter contre le système depuis l’extérieur », assure Lola qui, à la fin de l’entretien, nous confie qu’elle adore danser. La danse et la révolution : si l’on en croit l’anarchiste Emma Goldman, paraît-il que ces deux choses vont effectivement bien ensemble.
La désertion a le vent en poupe. L’appel à déserter au printemps dernier par les étudiants d’AgroParisTech a été vu plus de 12 millions de fois. Partout, des jeunes et des moins jeunes questionnent le travail. Et certains bifurquent pour inventer, ailleurs, une vie qu’ils et elles estiment plus riche.
Après notre enquête sur la grande démission, Reporterre revient, dans une série d’été, sur cette vague. Pour la questionner. Car il n’est pas si facile de tout plaquer. De changer de vie. De réinventer le travail, le quotidien. Quelques-uns y parviennent, certains galèrent, d’autres abandonnent. À travers des portraits et des entretiens, à découvrir du 16 au 19 août, nous nous demanderons : comment faire de la désertion une lame de fond, un raz-de-marée ?
https://reporterre.net/Comment-la-desertion-gagne-la-France
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http://onvaulxmieuxqueca.ouvaton.org/spip.php?article6140
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