Extrait du livre de Charlotte Delbo, Auschwitz et après « Une connaissance inutile »

dimanche 11 mai 2014
par  onvaulxmieuxqueca
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Charlotte Delbo.

Extrait du livre de Charlotte Delbo, Auschwitz et après « Une connaissance inutile »

« Le ruisseau
C’est drôle, je ne me rappelle rien de ce jour-là. Rien que le ruisseau. Comme les jours étaient pareils, d’une monotonie seule rompue par les grandes punitions, les grands appels, comme les jours étaient pareils, il est certain que nous avons eu l’appel, qu’après l’appel les colonnes de travail se sont formées, que j’ai pris garde de me trouver dans la même colonne que celles de mon groupe, qu’ensuite, après une longue attente, la colonne a franchi le portail et que les SS de la guérite ont compté les rangées au passage. Mais après ? La colonne a-t-elle pris à droite ou à gauche ? A droite vers les marais, ou à gauche vers les démolitions ou les silos ? Combien de temps avons-nous marché ? Je ne sais pas. Et quel travail avons-nous fait ? Je ne le sais pas non plus. Je me souviens de la chef de colonne parce que son souvenir est étroitement lié au ruisseau. C’était une politique allemande, qui hurlait sans jamais reprendre souffle. Ce que cette femme pouvait hurler…Elle hurlait sans raison visible, elle hurlait en s’agitant, de la tête, des mains, du bâton et elle frappait à tort et à travers, puis cessait de s’agiter tout en continuant à hurler - des ordres incompréhensibles et inexécutables – puis nous ordonnait de chanter en marchant. On disait que c’était une ancienne socialiste et qu’elle était arrivée à Birkenau après avoir passé par tous les camps et toutes les prisons depuis l’avènement de Hitler, qu’elle était incarcérée depuis sept ou huit ans. Il y avait bien de quoi devenir folle. Peut-être avait-elle pris le pli de crier pour donner le change et mériter son rang de kapo. Quand elle agitait son bâton, elle tapait le plus souvent à côté ; en tout cas, elle laissait le temps d’esquiver le coup. Je ne peux vraiment plus me rappeler quel travail nous avons fait ce jour-là. Je ne me souviens que du ruisseau. Son souvenir a aboli toutes les autres impressions de ce jour-là. Pour reconstituer, il faut que je m’applique à réfléchir.

Puisque c’était au début d’avril –ce que je sais par calcul : c’est soixante-sept jours après notre arrivée, et nous sommes arrivées le 27 janvier - , soixante-dix des nôtres étaient encore en vie. C’est aussi un compte que j’ai fait à cette époque et ma mémoire en est très sûre. Mais nous ne devions pas être soixante-dix au ruisseau ce jour-là puisque, des survivantes, la plupart étaient au révir avec le typhus. Yvonne Picard était déjà morte, Yvonne Blech aussi, Viva pas encore ; J’étais donc avec mon petit groupe : Viva, Carmen, Lulu, Mado Elles sont entrées aussi au révir quand elles ont eu le typhus, mais plus tard. En avril, nous étions toutes les cinq dans le camp. Nous allions toujours au travail ensemble. Nous étions toujours ensemble à l’appel, nous marchions toujours en nous donnant le bras toutes les cinq. Donc, il est certain que ce jour-là j’étais avec elles. »


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