Hongrie musique : Miklós Lukács...et La Résistance hongroise par le jazz

dimanche 21 février 2021
par  onvaulxmieuxqueca
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Source : Le Courrier d’Europe Centrale

Miklós Lukács : « Aucun compositeur hongrois ne négligerait le cymbalum et des compositeurs du monde entier sont passionnés par cet instrument »

20 février 2021 par Franpi Barriaux | Pays : Hongrie | Source : Citizen Jazz
Miklós Lukács est de ces musiciens qu’on n’est jamais surpris de retrouver dans de nombreux projets. En Hongrie bien sûr, où il a écumé toutes les scènes d’importance avec ses pairs, du vétéran Béla Szakcsi Lakatos à Mihály Dresch. Mais aussi dans toute l’Europe où son cymbalum, cet instrument populaire à cordes frappées d’Europe centrale, fait sensation. Citizen Jazz l’a interviewé.

Cet entretien a été réalisé par Franpi Barriaux et publié sur le magazine Citizen Jazz le 14 février 2021.

Phénomène repéré depuis de nombreuses années sur la scène européenne, Miklós Lukács est de ces musiciens qu’on n’est jamais surpris de retrouver dans de nombreux projets.
En Hongrie bien sûr, où il a écumé toutes les scènes d’importance avec ses pairs, du vétéran Béla Szakcsi Lakatos à Mihály Dresch.

Mais aussi dans toute l’Europe où son cymbalum, cet instrument populaire à cordes frappées d’Europe centrale, fait sensation.

Mais bien plus que l’instrument, c’est la personnalité et la finesse musicale de Lukács qui est recherchée, et le spectre large de son jeu, qui embrasse le classique aussi bien que l’improvisation pure. En deux trios, de « l’américain » de Cimbalom Unlimited au « hongrois » Cimbiózis, il a imposé sa propre voix et son instrument polymorphe.

Rencontre avec un musicien généreux fasciné par le temps et les rencontres.

Citizen Jazz : Votre instrument, typique de l’Europe centrale, était surtout connu des amateurs de Bartók. Comment l’avez-vous imposé dans la sphère jazz ?

Miklós Lukács : Au grand dam des joueurs de cymbalum, Béla Bartók lui-même n’a jamais composé pour cet instrument.
Mais l’époque de Bartók a eu un grand impact sur moi et sur nous tous.
Stravinsky a été le premier à composer pour le cymbalum grâce à Aladár Rácz.

Stravisnky a entendu Rácz jouer en public en Suisse, et nous avons plusieurs compositions à leur actif, dont la plus importante est le « Ragtime » de Stravinsky. C’est alors que la réputation du cymbalum a commencé dans la musique moderne, lancée par ces deux maîtres, ainsi que par d’autres joueurs de cymbalum. Aujourd’hui, aucun compositeur hongrois ne négligerait le cymbalum, et des compositeurs du monde entier sont également passionnés par cet instrument.

Vous êtes vous-même très imprégné de culture classique : on pense à Bartók Impressions, ou même à l’un de vos premiers albums, Check it Out, Igor… Comment mixez-vous tout cela, d’autant que vous êtes également soliste dans des grands orchestres classiques internationaux ?

Mon jeu comporte de nombreux éléments provenant de plusieurs sources : mon héritage, mon éducation et bien sûr mon amour du jazz.

J’ai grandi dans une famille de musiciens. Mon père est également joueur de cymbalum, et depuis que je suis tout petit, la musique folklorique traditionnelle est partout autour de moi. Lorsque j’étais étudiant, j’ai appris la musique classique, mais la musique contemporaine avait déjà commencé à m’influencer à l’époque.

Ensuite, j’ai commencé à étudier la musique improvisée après avoir obtenu mon diplôme. Ces trois influences se sont donc réunies en moi au fil des ans. Aujourd’hui, je les considère toutes les trois comme étant d’égale importance dans mon art.

« Depuis que je suis tout petit, la musique folklorique traditionnelle est partout autour de moi. »

En parlant de Check it Out, vous avez travaillé avec Béla Szakcsi Lakatos, une légende du jazz hongrois. Quelle a été son influence ?

J’écoute Béla Szakcsi Lakatos depuis mon enfance, j’ai donc été ravi d’être contacté par László Gőz, le directeur du Budapest Music Center et de BMC Records, qui m’a invité à enregistrer un album en duo avec ce grand pianiste.

Curieusement, son appel est arrivé juste une semaine avant la date prévue pour l’enregistrement.
Ma première question a donc été : que jouons-nous ?
BMC Records voulait un album d’improvisations totalement libres. Ils savaient que Béla était un maître de l’improvisation, et ils pensaient que je serais également prêt à relever le défi. Nous sommes allés en studio et avons enregistré l’album entier en 6 heures. Jouer avec Béla a été un voyage incroyable. Comme si le temps s’était arrêté dans le studio. Nous n’avons jamais rien enregistré plusieurs fois, vous ne pouvez entendre que des premières prises sur cet album.

Concernant le cymbalum, quelle est l’approche de son jeu ? Davantage le piano, ou davantage des percussions à clavier comme le vibraphone ?

Nous avons tous une idée précise de ce qu’il faut faire avec nos instruments. Tout cela était très évident. Sur certains morceaux, nous souhaitions consciemment mélanger notre son, et il est en effet parfois difficile d’entendre quel instrument joue quoi. À d’autres moments, j’imite d’autres instruments de la famille du cymbalum avec mon jeu, notamment le santour indien. La création du son de l’album avec Lakatos s’est donc faite naturellement.

Avec Mihály Dresch, notamment dans l’album Fuhun ou même dans votre duo Labirintus, vous inscrivez votre instrument dans une approche qu’on peut considérer « folk ». Est-ce l’une des particularités du cymbalum et du jazz hongrois ?

Sur Labirintus, Mihály Dresch a beaucoup utilisé son instrument, le fuhun. Le fuhun sonne comme une flûte à bec, donc le jeu traditionnel de cymbalum était pour moi une évidence.

Mais si vous écoutez le disque, vous pouvez entendre que certains des morceaux comportent un jeu de cymbalum qui s’éloigne de la musique folklorique. Il y a un certain style en Hongrie que l’on peut qualifier d’ethno-jazz. Les instruments traditionnels comme le cymbalum occupent le devant de la scène, mais les musiciens de jazz y ajoutent d’autres styles. Aujourd’hui, je joue souvent avec des groupes où l’idée n’est pas d’utiliser le cymbalum pour un son folklorique mais pour obtenir un son contemporain et moderne.

Mon propre trio, Cimbiózis, en est un excellent exemple.
« Aujourd’hui, je joue souvent avec des groupes où l’idée n’est pas d’utiliser le cymbalum pour un son folklorique mais pour obtenir un son contemporain et moderne. »

De nombreux improvisateurs européens, de Michiel Braam à Christophe Monniot, on fait appel à vous ; vous menez aussi un duo avec Kálmán Bálogh, un autre joueur de cymbalum. Est-ce que la rencontre d’autres musiciens est une boussole ? Comment appréhende-t-on l’improvisation avec votre instrument ?

Partout où je voyage dans le monde, je rencontre toujours de grands improvisateurs qui influencent aussi mon jeu. Les musiciens que vous mentionnez appartiennent tous à cette catégorie. Je préfère jouer avec des artistes internationaux si je peux ajouter quelque chose de spécial à leur musique et à leur son avec mon cymbalum. J’ai joué avec un grand nombre de musiciens, des États-Unis à la Chine, ce qui m’a donné (et je suppose que c’est le cas) une nouvelle énergie. C’est tant mieux, car la musique, et surtout le jazz, est une forme d’art ouverte et accueillante qui se nourrit des traditions des uns et des autres.

Il y a quelques années que vous animez un trio avec le contrebassiste György Orbán et le batteur István Baló, dont le premier album, Cimbiózis a donné le nom. Comment s’est déroulée cette rencontre ?

Nous avons commencé à répéter en 2013.

À ce moment-là, je connaissais déjà bien les deux musiciens et j’étais certain de pouvoir créer l’univers musical de Cimbiózis avec leur aide.

Quand vous créez un nouveau groupe, vous pouvez aller dans différentes directions en ce qui concerne le son.

Mon but était de créer une musique de chambre qui soit basée sur l’égalité, la liberté et la créativité à chaque instant. Mes compositions ont également été conçues pour permettre cela. Parfois, je ne fais que créer l’ambiance, et parfois je veux entendre un son précisément composé et fixe. Cela crée un brassage continu entre les parties composées et les parties libres, mais l’arc de la démarche n’est jamais brisé.

Comment travaille-t-on le répertoire d’un orchestre très rythmique ? Est-ce que la polyvalence du cymbalum est un « plus » ? Comment envisage-t-on l’espace avec un batteur puissant comme Baló ?

Mon groupe est plus complexe que simplement rythmique : tout ce qui fait la spécificité du cymbalum – en tant qu’instrument mélodique et harmonique – est là aussi. István Baló s’adapte à ce son, tout comme György Orbán. Au fil des ans, nous avons créé un son cohérent qui est la marque de fabrique de Cimbiózis.

Dans votre dernier album Music From the Solitude of Timeless Minutes, vous explorez la notion du temps, dans une approche très philosophique. Pouvez-vous nous en parler ?

Ce n’est pas par hasard si j’ai divisé l’album en deux parties. La première partie représente le temps qui peut être mesuré, et la deuxième partie représente le temps philosophique impossible à quantifier. Ces deux concepts du temps existent dans la vie des gens. Qui ne voudrait pas faire en sorte que le temps passe plus vite parfois – ou au contraire, le ralentir ? La situation des coronavirus a prouvé à quel point le temps et la patience sont importants. Le texte du livret de l’album, écrit par Gergely Fazekas, résume parfaitement ce que je voulais faire avec ma musique.

« Pour moi, l’instrument reste toujours un outil seulement – pour montrer ce qui se passe dans mon esprit. »


Est-ce que le Temps prend une autre signification lorsqu’on joue d’un instrument issu de la tradition populaire ?

La sensation du temps n’est pas liée à l’instrument spécifique, mais plutôt au musicien et au genre dans lequel il est utilisé. Bien entendu, tous les instruments offrent des possibilités particulières, y compris le cymbalum. Il faut les utiliser à bon escient et être capable de les révéler. Mais pour moi, l’instrument reste toujours un outil seulement – pour montrer ce qui se passe dans mon esprit.

Comment envisagez-vous l’année 2021 ?

L’année 2021 sera encore marquée par le virus et les vaccins.

Je pense que tout le monde restera très prudent. Néanmoins, j’ai déjà de nombreuses invitations de Hongrie et de l’étranger également, qu’il serait très agréable de mener à bien devant un public.

J’aimerais également enregistrer un nouvel album, en réalité j’ai déjà commencé à y travailler.

Je continue aussi à enseigner en ligne, comme l’année dernière. J’espère que nous pourrons surmonter les difficultés et retrouver une vie normale l’année prochaine.

Franpi Barriaux
Thèmes : citizenjazz, cymbalum, jazz, Miklos Lukacs, Musique, une
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Source : Le Courrier d’Europe Centrale
7 septembre 2017 par La Rédaction | Pays : Hongrie

La Résistance hongroise par le jazz

Les pays où sévissent des pouvoirs durs et réactionnaires voient souvent s’organiser une résistance culturelle forte. En Hongrie, depuis 2010, le retour du nationaliste Viktor Orbán aboutit à des décisions délirantes qui font froid dans le dos. Y aurait-il un rapport de cause à effet si autant de musiciens inventifs hongrois proposent des disques enthousiasmants, en particulier sur le label BMC…

Article de Jean-Jacques Birgé publié sur son blog Miroir de drame.org.

Les pays où sévissent des pouvoirs durs et réactionnaires voient souvent s’organiser une résistance culturelle forte.

Dans les états prétendument démocratiques les artistes ont tendance à se ramollir à l’instar de la majorité de la population qui s’endort dans son petit confort sans vagues.

En Hongrie, depuis 2010, le retour du nationaliste Viktor Orbán aboutit à des décisions délirantes qui font froid dans le dos. Y aurait-il un rapport de cause à effet si autant de musiciens inventifs hongrois proposent des disques enthousiasmants, en particulier sur le label BMC (Budapest Music Center) ?

Par ordre d’apparition, ici extraits de son épais catalogue, les quatre saxophonistes allemands de l’Arte Quartett et le bassiste Wolfgang Zwiauer invitent Le compositeur et chanteur virtuose suisse Andreas Schaerer pour un Perpetual Delirium où les références musicales explosent les genres que le XXe siècle a fait fleurir en toute liberté. Les continents n’échappent pas à la dérive auquel ce voyage surprenant nous invite.

Certains penseront que c’est de la musique contemporaine, d’autres du jazz, alors que l’innommable est une garantie de pérennité. La cohésion de l’ensemble est aussi une des marques de fabrique de ces nouvelles écoles européennes qui assument créativement leur héritage, qu’il soit local, européen, américain ou planétaire.

Red réunit cette fois deux quartets qui ne sont pas plus hongrois, les Allemands de Melanoia (Hayden Chisholm, sax / Ronny Graupe, guitare / Achim Kaufmann, piano / Dejan Terzic, percussion) et le quatuor à cordes français IXI (Régis Huby, violon / Théo Ceccaldi, violon / Guillaume Roy, alto / Atsushi Sakaï, violoncelle) pour lequel nous avions écrit avec Bernard Vitet, mais pour ce faire ils ont recours à la jeune compositrice suisse Luzia von Wyl. Est-ce par contre un hasard si le cocktail toxique est de couleur rouge et qu’il mène à la mort ? Terzic recherche avant tout l’authenticité, sachant qu’elle mène forcément à l’originalité. « Ne pas être admiré, être cru » revendiquait Jean Cocteau !

Là encore compositions préalable et instantanée font bon ménage. Lorsque l’on ignore ce qui est écrit ou pas, la musique se dépare de ses oripeaux techniques pour ne laisser apparaître que les sentiments qu’elle procure.

Et les Hongrois dans tout cela ?

À croire que je raconte n’importe quoi !…

D’autant que dans cette colonne, du label BMC je n’avais chroniqué qu’un trio d’Yves Robert et l’extraordinaire Daniel Erdmann’s Velvet Revolution). Et bien les Hongrois font ici leur apparition avec The Worst Singer In The World de l’András Dés Trio que là encore un percussionniste dirige. András Dés compose une série de pièces avec une arrière-pensée politique, la liberté d’imaginer toutes sortes de schémas organisationnels pour une société qui à l’évidence se porte moins bien que la musique.

Il s’est adjoint deux guitaristes, Márton Fenyvesi dont les cordes sont en métal et István Tóth Jr. en nylon, pour évoquer la démocratie, chimère dont rêvent ceux qui en sont privés par la dictature, mais qui n’est probablement qu’un rideau de fumée pour mieux faire accepter les inepties culturellement ancrées au plus profond de nous-mêmes.

Je digresse peut-être, mais les dysfonctionnements sociaux les plus terribles ne sont-ils pas à rechercher d’abord dans les us et coutumes, totems et tabous, principes d’oppression érigés en lois ?

Nous nous efforçons toujours de traiter les effets en oubliant les causes, et nous n’aboutissons qu’à une perpétuelle dystopie qui nous rapproche chaque fois de la catastrophe. La plupart du temps, la musique participe à nous endormir, sur nos lauriers, sur nos certitudes, sur ce qui nous rassure quand la mort rôde. De plage en plage András Dés développe ses bons sentiments.

S’il est un instrument hongrois, c’est bien le cymbalum. Dégagé de l’approche traditionnelle tzigane, le virtuose Miklós Lukács explore des territoires contemporains, interprétant les pièces de Péter Eötvös ou accompagnant des musiciens de jazz. Il fait ainsi appel à deux Américains, le contrebassiste Larry Grenadier et le batteur Eric Harland pour ce Cinbalom Unlimited.

Malgré sa formation classique et son amour pour le jazz, ses racines folk le rattrapent sans cesse, du plus profond qu’il puisse creuser, de l’Inde des migrations tziganes à la Perse ancienne…

Moi qui adore la déglingue, surtout lorsqu’elle obéit à de savantes compositions, je suis servi avec le Trio Kontraszt ! Quand le piano n’est pas préparé, son timbre mélangé à la percussion sonne comme tel.

Le claviériste Stevan Kovacs Tickmayer signe presque toutes les pièces qu’interprètent avec lui le souffleur István Grencsó (en photo) et le batteur Szilveszter Miklós.

En fait de déglingue, c’est réglé comme du papier à musique, avec des rythmes complexes, des jeux de ping-pong véloces, des clins d’œil au classique, des traits trop jazzy à mon goût, mais toujours cet équilibre subtil entre compositions préalable et instantanée…

La musique de Tickmayer reflète la politique de son pays, cinquante ans sous le joug soviétique, la libération, le retour de l’extrême-droite, etc., avec la nécessité qu’il y eut d’émigrer, mouvement vital que Orbán refuse aujourd’hui à celles et ceux qui veulent simplement traverser la Hongrie.

Les voyages forment la jeunesse. Ils l’assassinent lorsque des tyrans bouclent les frontières. La musique, encore une fois, s’affranchit des barbelés… From Dyonisian Sound Sparks to the Silence of Passing raconte cet éternel recommencement, mais l’espèce humaine apprend-elle quoi que ce soit du passé et de ses erreurs ou s’enferre-t-elle, incapable d’éviter l’entropie ? Quoi qu’il en soit les artistes refusent l’inéluctable en inventant sans cesse de nouvelles utopies.

→ Les CD du label BMC (Budapest Music Center) sont distribués en France par UVM, 16,99 €.
La Rédaction


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