En Palestine, « l’écologie n’est pas séparée de la résistance »

vendredi 24 novembre 2023
par  onvaulxmieuxqueca
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Source : Reporterre

En Palestine, « l’écologie n’est pas séparée de la résistance »

Jardins communautaires, coopératives... En Cisjordanie et à Gaza, les Palestiniens ont développé une « écologie de la subsistance qui n’est pas séparée de la résistance », raconte l’historienne Stéphanie Latte Abdallah.

Alors qu’une trêve vient de commencer au Proche-Orient entre Israël et le Hamas, la chercheuse Stéphanie Latte Abdallah souligne les enjeux écologiques qui se profilent derrière le conflit armé.

Elle rappelle le lien entre colonisation et destruction de l’environnement, et « la relation symbiotique » qu’entretiennent les Palestiniens avec leur terre et les êtres qui la peuplent. Ils partagent un même destin, une même lutte contre l’effacement et la disparition.

Stéphanie Latte Abdallah est historienne et anthropologue du politique, directrice de recherche au CNRS (CéSor-EHESS). Elle a récemment publié La toile carcérale, une histoire de l’enfermement en Palestine (Bayard, 2021).

Reporterre — Comment analysez-vous à la situation à Gaza et en Cisjordanie ?

Stéphanie Latte Abdallah — L’attaque du Hamas et ses répercussions prolongent des dynamiques déjà à l’œuvre mais c’est une rupture historique dans le déchaînement de violence que cela a provoqué.

Depuis le 7 octobre, le processus d’encerclement de la population palestinienne s’est intensifié.

Israël les prive de tout moyens de subsistance, à court terme comme à moyen terme, avec une offensive massive sur leurs conditions matérielles d’existence. À Gaza, il n’y a plus d’accès à l’eau, à l’électricité ou à la nourriture.

Des boulangeries et des marchés sont bombardés.

Les pêcheurs ne peuvent plus accéder à la mer.

Les infrastructures agricoles, les lieux de stockage, les élevages de volailles sont méthodiquement démolis.

En Cisjordanie, les Palestiniens subissent — depuis quelques années déjà mais de manière accrue maintenant — une forme d’assiègement.

Des cultures vivrières sont détruites, des oliviers abattus, des terres volées.

Les raids de colons ont été multipliés par deux, de manière totalement décomplexée, pour pousser la population à partir, notamment la population bédouine qui vit dans des zones plus isolées.

On assiste à un approfondissement du phénomène colonial.

Certains parlent de nouvelle Nakba [littéralement « catastrophe » en Arabe.

Cette expression fait référence à l’exode forcé de la population palestinienne en 1948]. On compte plus d’1,7 million de déplacés à Gaza. Où iront-ils demain ?

« Israël mène une guerre totale à une population civile »

Gaza a connu six guerres en dix-sept ans mais il y a quelque chose d’inédit aujourd’hui, par l’ampleur des destructions, le nombre de morts et l’effet de sidération.

À défaut d’arriver à véritablement éliminer le Hamas – ce qui est, selon moi, impossible — Israël mène une guerre totale à une population civile.

Il pratique la politique de la terre brûlée
, rase Gaza ville, pilonne des hôpitaux, humilie et terrorise tout un peuple. Cette stratégie a été théorisée dès 2006 par Gadi Eizenkot, aujourd’hui ministre et membre du cabinet de guerre, et baptisée « la doctrine Dahiya », en référence à la banlieue sud de Beyrouth.

Cette doctrine ne fait pas de distinction entre cibles civiles et cibles militaires et ignore délibérément le principe de proportionnalité de la force.

L’objectif est de détruire toutes les infrastructures, de créer un choc psychologique suffisamment fort, et de retourner la population contre le Hamas. Cette situation nous enferme dans un cycle de violence.

En Palestine, les oliviers sont régulièrement vandalisés par des colons ou par les autorités israéliennes. Ici, Mahmoud dans son champ vandalisé, à Jalud, près de Naplouse, en 2019. © Inès Gil / Reporterre

Vos travaux les plus récents portent sur les initiatives écologiques palestiniennes. Face à la fureur des armes, on en entend évidemment peu parler. Vous expliquez pourtant qu’elles sont essentielles. Quelles sont-elles ?

La Palestine est un vivier d’innovations politiques et écologiques, un lieu de créativité sociale.

Ces dernières années, suite au constat d’échec des négociations liées aux accords d’Oslo [1] mais aussi de l’échec de la lutte armée, s’est dessinée une troisième voie.

Depuis le début des années 2000, la société civile a repris l’initiative.

Dans de nombreux villages, des marches et des manifestations hebdomadaires sont organisées contre la prédation des colons ou pour l’accès aux ressources.

Plus récemment, s’est développée une économie alternative, dite de résistance, avec la création de fermes, parfois communautaires, et un renouveau des coopératives.

Ferme d’une coopérative de femmes, Deir al-Sudan, Cisjordanie, Palestine, juin 2023. © Stéphanie Latte Abdallah

L’objectif est de reconstruire une autre société libérée du néolibéralisme, de l’occupation et de la dépendance à l’aide internationale.

Des agronomes, des intellectuels, des agriculteurs, des agricultrices, des associations et des syndicats de gauche se sont retrouvés dans cette nouvelle forme de résistance en dehors de la politique institutionnelle. Une jeune génération a rejoint des pionniers.

Plutôt qu’une solution nationale et étatique à la colonisation israélienne — un objectif trop abstrait sur lequel personne n’a aujourd’hui de prise — il s’agit de promouvoir des actions à l’échelle citoyenne et locale.

L’idée est de retrouver de l’autonomie et de parvenir à des formes de souveraineté par le bas.

Des terres ont été remises en culture, des fermes agroécologiques ont été installées — dont le nombre a explosé ces cinq dernières années — des banques de semences locales créées, des modes d’échange directs entre producteurs et consommateurs mis en place. On a parlé d’« intifada verte ».

Une « intifada verte » pour retrouver de l’autonomie

Tout est né d’une prise de conscience.

Les territoires palestiniens sont un marché captif pour l’économie israélienne.

Il y a très peu de production.

Entre 1975 et 2014, la part des secteurs de l’agriculture et de l’industrie dans le PIB a diminué de moitié.

65 % des produits consommés en Cisjordanie viennent d’Israël, et plus encore à Gaza.

Depuis les accords d’Oslo en 1995, la production agricole est passée de 13 % à 6 % du PIB.

Ces nouvelles actions s’inscrivent aussi dans l’histoire de la résistance : au cours de la première Intifada (1987-1993), le boycott des taxes et des produits israéliens, les grèves massives et la mise en place d’une économie alternative autogérée, notamment autour de l’agriculture, avaient été centraux.

À l’époque, des jardins communautaires, appelés « les jardins de la victoire » avait été créés. Ce soulèvement, d’abord conçu comme une guerre économique, entendait alors se réapproprier les ressources captées par l’occupation totale de la Cisjordanie et de la bande de Gaza.

Comment définiriez-vous l’écologie palestinienne ?

C’est une écologie de la subsistance qui n’est pas séparée de la résistance, et même au-delà, une écologie existentielle.

Le retour à la terre participe de la lutte.

C’est le seul moyen de la conserver, et donc d’empêcher la disparition totale, de continuer à exister.

En Cisjordanie, si les terres ne sont pas cultivées pendant 3 ou 10 ans selon les modes de propriété, elles peuvent tomber dans l’escarcelle de l’État d’Israël, en vertu d’une ancienne loi ottomane réactualisée par les autorités israéliennes en 1976.

Donc, il y a une nécessité de maintenir et augmenter les cultures, de redevenir paysans, pour limiter l’expansion de la colonisation.

Il y a aussi une nécessité d’aller vers des modes de production plus écologiques pour des raisons autant climatiques que politiques.

Les engrais et les produits chimiques proviennent des multinationales via Israël, ces produits sont coûteux et rendent les sols peu à peu stériles. Il faut donc inventer autre chose.

Le retour à la terre participe de la lutte. Mghrayer, Cisjordanie, Palestine, Juin 2023 © Stéphanie Latte Abdallah

Les Palestiniens renouent avec une forme d’agriculture économe, ancrée dans des savoir-faire ancestraux, une agriculture locale et paysanne (baladi) et baaliya, c’est-à-dire basée sur la pluviométrie, tout en s’appuyant sur des savoirs nouveaux.

Le manque d’eau pousse à développer cette méthode sans irrigation et avec des semences anciennes résistantes. L’idée est de revenir à des formes d’agriculture vivrière.

La révolution verte productiviste avec ses monocultures de tabac, de fraises et d’avocats destinée à l’export a fragilisé l’économie palestinienne.

Elle n’est pas compatible avec l’occupation et le contrôle de toutes les frontières extérieures par les autorités israéliennes qui les ferment quand elles le souhaitent.

Par ailleurs, en Cisjordanie, il existe environ 600 formes de check-points internes, eux aussi actionnés en fonction de la situation, qui permettent de créer ce que l’armée a nommé des « cellules territoriales ».

Le territoire est morcelé.

Il faut donc apprendre à survivre dans des zones encerclées, être prêt à affronter des blocus et développer l’autosuffisance dans des espaces restreints. Il n’y a quasiment plus de profondeur de paysage palestinien.

« Il faut apprendre à survivre dans des zones encerclées »

À Gaza, on voit poindre une économie circulaire, même si elle n’est pas nommée ainsi. C’est un mélange de débrouille et d’inventivité.

Il faut, en effet, recycler les matériaux des immeubles détruits pour pouvoir faire de nouvelles constructions, parce qu’il y a très peu de matériaux qui peuvent entrer sur le territoire.

Un entrepreneur a mis au point un moyen d’utiliser les ordures comme matériaux.

Les modes de construction anciens, en terre ou en sable, apparaissent aussi mieux adaptés au territoire et au climat.

On utilise des modes de production agricole innovants, en hydroponie ou bien à la verticale, parce que la terre manque, et les sols sont pollués.

De nouvelles pratiques énergétiques ont été mises en place, surtout à Gaza, où, outre les générateurs qui remplacent le peu d’électricité fournie, des panneaux solaires ont été installés en nombre pour permettre de maintenir certaines activités, notamment celles des hôpitaux.

Ferme Oum Slimane, Bi’lin, Cisjordanie, Palestine, juin 2023. © Stéphanie Latte Abdallah

Est-ce qu’on peut parler d’écocide en ce moment ?

Tout à fait.

Nombre de Palestiniens emploient maintenant le terme, de même qu’ils mettent en avant la notion d’inégalités environnementales avec la captation des ressources naturelles par Israël (terre, ressources en eau…).

Cela permet de comprendre dans leur ensemble les dégradations faites à l’environnement, et leur sens politique.

Cela permet aussi d’interpeller le mouvement écologiste israélien, peu concerné jusque-là, et de dénoncer le greenwashing des autorités.

À Gaza, des pesticides sont épandus par avion sur les zones frontalières, des oliveraies et des orangeraies ont été arrachées.

Partout, les sols sont pollués par la toxicité de la guerre et la pluie de bombes, dont certaines au phosphore.

En Cisjordanie, les autorités israéliennes et des acteurs privés externalisent certaines nuisances environnementales.

À Hébron, une décharge de déchets électroniques a ainsi été créée.

Les eaux usées ne sont pas également réparties.

À Tulkarem, une usine chimique considérée trop toxique a été également déplacée de l’autre côté du Mur et pollue massivement les habitants, les terres et les fermes palestiniennes alentour.

« Il existe une relation intime entre les Palestiniens et leur environnement »

Les habitants des territoires occupés, et leur environnement — les plantes, les arbres, le paysage et les espèces qui le composent — sont attaqués et visés de manière similaire.

Ils sont placés dans une même vulnérabilité.

Pour certains, il apparaît clair que leur destin est commun, et qu’ils doivent donc d’une certaine manière résister ensemble.

C’est ce que j’appelle des « résistances multispécifiques », en écho à la pensée de la [philosophe féministe étasunienne] Donna Haraway. [2]

Il existe une relation intime entre les Palestiniens et leur environnement.

Une même crainte pour l’existence.

La même menace d’effacement.

C’est très palpable dans le discours de certaines personnes.

Il y a une lutte commune pour la survie, qui concerne autant les humains que le reste du vivant, une nécessité écologique encore plus aigüe. C’est pour cette raison que je parle d’écologisme existentiel en Palestine.

Aujourd’hui, ces initiatives écologistes ne sont-elles pas cependant menacées ? Cet élan écologiste ne risque-t-il pas d’être brisé par la guerre ?

Il est évidemment difficile d’exister dans une guerre totale mais on ne sait pas encore comment cela va finir.

D’un côté, on assiste à un réarmement des esprits, les attaques de colons s’accélèrent et les populations palestiniennes en Cisjordanie réfléchissent à comment se défendre.

De l’autre côté, ces initiatives restent une nécessité pour les Palestiniens.

J’ai pu le constater lors de mon dernier voyage en juin, l’engouement est réel, la dynamique importante. Ce sont des utopies qui tentent de vivre en pleine dystopie.


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Notes
[1] L’accord Oslo II, signé en 1995, entérine la répartition en trois zones des territoires de la Cisjordanie : les zones A, B et C. Il était conçu au départ pour une période de transition de cinq ans, au terme desquels devait exister un État palestinien souverain. Les zones C devaient être progressivement converties en zones A et B. Cette étape n’a toujours pas été accomplie à ce jour.
[2] Avec ce terme, la philosophe Donna Haraway nous invite à penser en dehors des cadres dualistes. Il n’y a pas d’un côté les humains qui resistent et de l’autre le reste du vivant qui serait inerte. Des liens peuvent se tisser, des combats communs se dessiner. Ce sont « des alliances improbables », des « sortes de nœud tentaculaire où s’enchevêtrent les vivants, les morts et toutes les choses terrestres ». Donna Haraway, Vivre avec le Trouble, éd. des mondes à faire.


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